Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, montée de Lancelot dans la charrette: explication de texte
Introduction
Situation du passage : Aucun écrivain médiéval n’a contribué autant que Chrétien de Troyes à l’évolution du mot roman vers son sens moderne, au point que l’auteur de la 2ème moitié du XIIe siècle passe pour le premier romancier. Parmi les cinq romans qui nous restent de son œuvre, nourrie de la matière de Bretagne et de la légende du roi Arthur, Le Chevalier de la charrette, commandée à l’auteur par sa protectrice Marie de Champagne, est centré sur la quête du chevalier Lancelot, parti au secours de la reine Guenièvre, capturée par le vil Méléagant qui l’a emmenée au royaume de Gorre. Roman intitulé Chevalier de la charrette et non Lancelot. Le personnage de Lancelot du Lac est déjà connu des lecteurs de Chrétien de Troyes car il appartenait à une légende déjà établie et son nom figure déjà dans Erec et Enide. Comment deviner qu’un personnage aussi célèbre se cache derrière une formule si énigmatique ? Le suspense ne sera levé qu’au vers 3660, par la reine elle-même qui, en nommant le « chevalier de la charrette » lui redonnera son identité héroïque. Le passage étudié, moment clé du récit, relate la montée du chevalier dans la charrette, donnant ainsi tout son sens au titre sans en élucider néanmoins tout le mystère. En insistant sur le motif de la charrette, le titre laisse entendre, en effet, qu’il ne s’agit pas d’un accessoire secondaire mais d’un élément essentiel qui fonde l’identité du héros et le sens du roman. Or ce motif peut recevoir plusieurs interprétations, plus complémentaires qu’opposées.
Lecture :
Texte original
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Texte traduit en français moderne par Charles Méla (Le Livre de Poche, Lettres gothiques) :
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345
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Li chevaliers a pié, sanz lance,
Après la charrete s’avance
Et voit un nain sor les limons
Qui tenoit come charretons
Une longue verge an sa main,
Et li chevaliers dit au nain :
« Nains, fet il, por deu, car me di
Se tu as veü par ici
Passer ma dame la reïne. »
Li nains cuiverz de pute orine
Ne l’en vost noveles conter,
Einz li dist : Se tu viax monter
Sor la charrete sue je main,
Savoir porras jusqu’a demain
Que la reïne est devenue. »
Tantost a sa voie tenue
Li chevaliers que il n’i monte.
Mar le fist et mar en ot honte
Que maintenant sus ne failli,
Qu’il s’an tendra por mal bailli.
Mes Reisons, qui d’Amors se part,
Li di que del Monter se gart,
Si le chastie et si l’anseigne
Que rien ne face ne anpreigne
Dom il ait honte ne reproche.
N’est pas el cuer mes an la boche
Reisons qui ce dire li ose,
Mes Amors est el cuer anclose,
Qui li comande et semont
Que tost an la charrete mont.
Amors le vialt et il i saut,
Que de la honte ne li chaut
Puisqu’Amors le comande et vialt.
Et mes sire Gauvains s’aquialt
Aprés la charrete poignant,
Et quant il i trueve seant
Le chevalier, si s’an mervoille,
Puis li dit : Nains, car me consoille
De la reïne, se tu sez. »
Li nains dit : Se tu tant te hez
Con cist chevaliers qui ci siet,
Monte avoec lui, se il te siet,
Et je te manrai avoec li. »
Quant mes sire Gauvains l’oï,
Si le tint a molt grant folie
Et dit qu’il n’i montera mie,
Car trop vilain change feroit
Se charrete a cheval chanjoit.
« Mes va quel part que tu voldras,
Et g’irai la ou tu iras. »
A tant a la voie se metent,
Cil chevalche, cil dui charretent,
Et ansambre une vois tindrent.
De bas vespre a un chastel vindrent,
Et ce sachiez que li chastiax
Estoit molt riches et molt biax.
Tuit III antrent par une porte,
Del chevalier que cil aporte
Sor la charrete se mervoillent
Les genz, mes mien el consoillent,
Einz le huient petit et grant
Et li veillart et le anfant
Parmi les rues a grant hui,
S’ot molt li chevaliers de lui
Vilenies et despit dire.
Tuit demandent : A quel martire
Sera cist chevalier randuz ?
Iert il escorchiez ou pandu,
Noiez ou ars an feu d’espines ?
Di, nains, di, tu sui le traïnes,
A quel forfet fu il trovez ?
Est il de larrecin provez ?
Est il murtriers ou chanp cheüz ? »
Et li nains s’est adés teüz,
Qu’il ne respont ne un ne el.
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Le chevalier, à pied, sans lance,
s’approche derrière la charrette.
Il voit un nain sur les limons,
qui tenait, en bon charretier,
une longue baguette à la main,
et le chevalier dit au nain :
« Nain, au nom du ciel, dis-moi donc
si tu as vu par ici
passer ma dame la reine. »
L’infâme nain, cette sale engeance,
n’a pas voulu lui en donner des nouvelles,
mais s’est contenté de dire : Si tu veux monter
sur la charrette que je conduis,
tu pourras savoir d’ici demain
ce que la reine est devenue. »
Il poursuit aussitôt son chemin
[sans attendre l’espace d’un instant.
Le temps seulement de faire deux pas,]
le chevalier tarde d’y monter.
Ce fut là son malheur ! Pour son malheur
Il eut honte d’y bondir aussitôt !
Car il n’en sera que plus maltraité à son gré !
Mais Raison qui s’oppose à Amour
Lui dit qu’il se garde de monter ;
Elle lui fait la leçon et lui enseigne
à ne devoir rien entreprendre
qui lui vaille honte ou blâme.
Raison qui ose lui dire cela,
Ne règne pas dans son cœur mais seulement sur sa bouche.
Mais Amour qui est enclos dans son cœur
lui commande vivement
de monter aussitôt dans la charrette.
Amour le veut, il y bondit,
sans se soucier de la honte,
puisqu’Amour le veut et l’ordonne.
Quant à monseigneur Gauvain, il se met
au galop pour rejoindre la charrette.
En y trouvant assis le chevalier,
il est comble de l’étonnement.
Puis il dit au nain : Parle-moi
de la reine, si tu sais. »
Le nain répond : « Si tu te hais
autant que ce chevalier, ici même assis,
monte avec lui, si tu en as envie,
et je t’emmènerai avec lui. »
Quand monseigneur Gauvain l’entendit,
Il estima que c’était pure folie
et il refusa d’y monter.
Ce serait perdre honteusement au change
que d’échanger un cheval contre une charrette !
« Mais va toujours où tu voudras :
où tu iras, là j’irai. »
Ils se mettent alors en route,
l’un à cheval, les deux autres en charrette
et ils prirent ensemble le même chemin.
Bien après vêpres, ils parvinrent à un château.
Ce château, sachez-le,
était aussi puissant que beau.
Ils entrent tous les trois par une porte.
La vue du chevalier qu’on transporte
dans la charrette saisit les gens
d’étonnement, mais loin de parler à voix basse,
ils se mettent à le huer tous, petits et grands,
les vieillards comme les enfants,
à grands cris parmi les rues.
Le chevalier s’entend dire
bien des injures et des paroles de mépris.
Tous demandent : A quel supplice
livrera-ton ce chevalier ?
Sera-t-il écorché vif ou bien pendu ?
Noyé ou brûlé sur un bûcher d’épines ?
Dis-nous, nain, dis, toi qui le traînes :
de quel crime l’a-t-on trouvé coupable ?
Est-il convaincu de vol ?
Est-ce un assassin ou un vaincu en champ clos ? »
Et le nain continue de se taire
Sans répondre quoi que ce soit.
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Caractérisation : Moment capital du récit, puisque il s’agit de l’épisode qui donnera son titre au roman. La scène est racontée par un narrateur omniscient qui intervient parfois directement dans la narration, reprenant ainsi un procédé de la tradition orale. Mais elle est perçue, au cœur de la narration, par un autre personnage, le chevalier Gauvain, qui observe le personnage éponyme – dont, tout comme le lecteur, il ignore encore le nom – sans comprendre tous les enjeux de cette montée dans la charrette d’infamie.
Structure :
- Rencontre avec le nain de la charrette (v.345 à 360)
- Dilemme allégorique de Lancelot, déchiré entre Raison et Amour (v.361 à 377)
- Gauvain refuse de monter dans la charrette (v.378 à 397) // Lancelot : effet de miroir.
- Opprobre public (v.398 à 419)
Développement
1. Rencontre avec le nain de la charrette
Chevalerie = noblesse. Or Lancelot est à pied, donc réduit à un statut inférieur au moment où il rencontre le nain. A la page précédente, la charrette a été présentée comme une marque d’infamie, réservée aux vaincus, comme les chariots de guerre celtiques ; or le chevalier est sans cheval et sans lance, comme s’il avait été vaincu, même si ce n’est pas le cas, bien sûr. Sans cheval, la lance n’a plus d’utilité et Lancelot n’est pas en posture d’attaque (son épée est à sa ceinture, comme il est indiqué au vers 319 (page précédente). La prouesse – si prouesse il y a dans ce passage – ne sera donc pas d’ordre guerrier.
Le caractère mystérieux, merveilleux et inquiétant à la fois de la présence de cette charrette dans la lande est renforcé par la présence du nain, être qui, dans l’imaginaire et les superstitions populaires, avait des accointances avec le Diable (comme en témoigne le violent rejet exprimé au vers 354). Le nain assis sur les limons (c’est-à-dire les brancards) de la charrette est ici un envoyé de Méléagant (incarnation du mal, étymologiquement, "le mal agissant"). On retrouvera ce nain (ou un autre) à la solde de Méléagant au vers 5059 (p.347) : il tendra alors un piège à Lancelot sur le point de sauver Gauvain et sera à l’origine de son emprisonnement. Personnage fourbe et maléfique, ici armé d’une « longue baguette » (« longue verge ») qui se substitue à la lance du chevalier (symbole de virilité ? interprétation psychanalytique sans doute anachronique…). La baguette est l'instrument qui va servir à « diriger » la charrette (comme le « fouet à lanières » du vers 5061 fera « aller » le « grand cheval de chasse »), et, par la même occasion, le fil du récit et le destin du héros.
Court dialogue entre les deux personnages : apostrophe de Lancelot au nain et invocation de Dieu (« por deu », traduit par « au nom du ciel », v.351) qui n’a aucune influence sur un personnage au service du mal. Dans sa prière au nain, le mystérieux chevalier mentionne la reine pour la première fois, ce qui explique rétrospectivement l’attitude étrange et l’empressement extrême de ce personnage qui a surgi brutalement dans la narration quelques vers auparavant sous les yeux de Gauvain. Pour l’heure, aucune entrée dans l’intériorité de Lancelot (dont on ignore bien sûr le nom) : celui-ci est observé par Gauvain, spectateur de la scène (qui devient par-là même un double du lecteur), ce qui crée un effet de focalisation externe. On ne connaît ce qui motive son action que parce qu’il pose une question au nain et attend ainsi de lui une direction à suivre (cf. motif de la baguette). Le thème de l’amour courtois, au centre du roman, apparaît ici dans l’expression « ma dame » (v.353) qui peut laisser deviner au lecteur qui connaît la légende celtique, l’identité du mystérieux chevalier. Lancelot est l’homme-lige de Guenièvre et est prêt à tout pour la sauver des griffes de Méléagant.
Les deux groupes nominaux qui désignent le nain au vers 354 sont extrêmement dégradants (« Li nains cuiverz » = qui tourmente, fait souffrir, méchant… + « de pute orine » = de mauvaise origine, groupes traduits par « L’infâme nain, cette sale engeance »), reflètent la peur superstitieuse du peuple pour des êtres jugés « monstrueux ». Peut-être traduisent-ils ici le point de vue de Gauvain qui observe la scène à distance et avec méfiance. Le verbe « vouloir », à la forme négative (« ne l’en vost noveles conter », v.355), laisse entendre que le nain détient un savoir qu’il refuse de partager car son dessein n’est pas de donner au chevalier la bonne direction, mais de lui imposer l’épreuve humiliante de la charrette. Le nain veut rester maître du destin de Lancelot, comme l’indique le verbe « conduire » (« la charrette que je conduis »). Ne peut-on voir, dans le texte original en ancien français un jeu phonique entre les paronymes nain et main (main qui veut aussi dire « mène », « conduit » ? cf. rimes des vers 349/350 (« an sa main »/ « dit au nain ») + « main » à la fin du vers 357. Sans cheval, Lancelot doit monter dans la charrette s’il veut poursuivre son chemin vers la reine.
Etape clé du récit qui s’inscrit dans l’espace mais aussi dans le temps (« demain »). Le temps est celui de l’urgence (Guenièvre est en danger) – cf. course effrénée de Lancelot depuis qu’il est entré dans le récit sur un cheval qui s’écroule de fatigue. Le nain n’attend pas la réponse : parallèle entre « l’espace d’un instant » (distance temporelle) et les « deux pas » (distance spatiale) figurant le temps de l’hésitation de Lancelot. Ce parallèle marque la transition entre les deux premiers mouvements du texte puisque cette brève hésitation est suivie d’un commentaire du narrateur qui nous fait alors entrer, pour la première fois dans l’intériorité du héros.
2. Dilemme allégorique entre Amour et Raison : une véritable psychomachie
[Psychomachie (du grec ancien signifiant « combat de l’âme » ou « combat pour l’âme ») : œuvre du poète chrétien Prudence (né en 348 et mort après 405) qui met en scène le combat entre les figures allégoriques des vices et des vertus. Ce poème passe par une des œuvres majeures de l’époque chrétienne en langue latine. ]
Affirmation emphatique du narrateur (à moins qu’il ne s’agisse de l’expression d’un regret futur de Lancelot) : répétition de « malheur » (« mar » en ancien français) + chiasme (parallélisme dans la version originale). Ponctuation expressive qui, dans la traduction de Charles Méla, laisse imaginer l’ampleur des conséquences de cette action apparemment anodine (hésitation de 2 secondes !). Prolepse qui annonce le futur reproche et la froideur de Guenièvre à l’égard de son amant et de son sauveur (page 281 + révélation p.313). Ce reproche témoignera du caractère absolu et tyrannique de la morale courtoise.
Combat allégorique entre Raison et Amour (cf. lyrique courtoise) qui figure le conflit intérieur, le dilemme de Lancelot. La raison se range du côté de la morale sociale. La mise en garde de la raison met en effet l’accent sur le déshonneur subi : « honte », « blâme » (« reproche » en ancien français). Mention de la « bouche » comme lieu d’expression de la raison = insistance sur le caractère social, publique (lieu de la parole, dirigée vers autrui). A l’opposé, Amour est enclos au plus profond de l’être. Le cœur est le siège symbolique du sentiment, et plus particulièrement de la passion amoureuse. Le participe passé « enclos », présent dans la version originale, fait métaphoriquement du cœur un écrin renfermant le précieux amour porté à la dame. Dans la lyrique courtoise, le cœur est souvent personnifié et présenté comme un gage de l’amant à sa dame, qui le garde précieusement « enclos ». La raison est donc tournée vers l’extérieur et l’amour, réservé à une unique dame, retenu à l’intérieur. Première figuration (symbolique) de la prison amoureuse, qui sera figurée par la tour où Lancelot sera enfermé. Première expression, également, du caractère tyrannique et absolu de l’amour : si Raison « dit » (v.366) et « enseigne » (v.367) à Lancelot les risques qu’il encourt, Amour, lui, « commande » (v.373) de monter dans la charrette. Aux conseils s’oppose l’ordre, le commandement auquel Lancelot va obéir : la rapidité de l’acte est suggérée par le parallélisme et la juxtaposition des actions au vers 375 (« Amour le veut, il y bondit » / « amors le vialt et il y saut »). Répétition des verbes vouloir et commander. Victoire facile de l’amour auquel l’homme-lige, dans la lyrique courtoise, est entièrement soumis. L’hésitation ne dure que le temps de faire « deux pas », unité de mesure qui renvoie aux motifs de l’errance et de la quête. Charrette = moyen de transport efficace pour rejoindre sa dame. Cela suffit pour rendre Lancelot sourd à l’interdit social, auquel se substitue le commandement passionnel. La morale courtoise l’emporte sur la morale sociale.
3. Gauvain et la charrette
A l’inverse, pour Gauvain, la morale sociale et le code de l’honneur féodal sont primordiaux, ce qui explique sa stupéfaction en voyant un chevalier assis dans la charrette d’infamie (« au comble de l’étonnement »/ « s’en mervoille », v.381).
Effet de miroir entre les deux scènes : comme Lancelot, Gauvain s’approche de la charrette avant de s’adresser au nain pour lui faire la même demande : « parle-moi de la reine, si tu sais » (v.382-383). Réponse à l’identique du nain : pour savoir, il faut monter dans la charrette, mais à cette réponse s’ajoute la comparaison avec Lancelot (« si tu te hais autant que ce chevalier »). La soumission à Amour est d’abord un renoncement à tout amour-propre, d’où l’emploi ici du verbe haïr (l’amour est réservé à la dame). Gauvain incarne à l’inverse le respect des conventions sociales : il parle au nom de la raison sociale, Lancelot, lui, choisit d’obéir à la raison du cœur qui, pour Gauvain, est « pure folie » (« molt grand folie », v.389).
Le point de vue de Gauvain témoigne de son respect du code féodal : opposition entre charrette et cheval. Le chevalier choisit de conserver son honneur tout en restant maître de son destin (c’est lui qui guide son cheval, et non le nain, même s’il choisit de le suivre) : Gauvain choisit donc une voie parallèle à celle de Lancelot pour partir en quête de la reine. Mais cette voie de la raison sociale aboutira à une impasse puisque le chevalier restera prisonnier du Pont sous l’Eau avant d’avoir retrouvé la reine…
Effet de miroir entre les deux scènes : comme Lancelot, Gauvain s’approche de la charrette avant de s’adresser au nain pour lui faire la même demande : « parle-moi de la reine, si tu sais » (v.382-383). Réponse à l’identique du nain : pour savoir, il faut monter dans la charrette, mais à cette réponse s’ajoute la comparaison avec Lancelot (« si tu te hais autant que ce chevalier »). La soumission à Amour est d’abord un renoncement à tout amour-propre, d’où l’emploi ici du verbe haïr (l’amour est réservé à la dame). Gauvain incarne à l’inverse le respect des conventions sociales : il parle au nom de la raison sociale, Lancelot, lui, choisit d’obéir à la raison du cœur qui, pour Gauvain, est « pure folie » (« molt grand folie », v.389).
Le point de vue de Gauvain témoigne de son respect du code féodal : opposition entre charrette et cheval. Le chevalier choisit de conserver son honneur tout en restant maître de son destin (c’est lui qui guide son cheval, et non le nain, même s’il choisit de le suivre) : Gauvain choisit donc une voie parallèle à celle de Lancelot pour partir en quête de la reine. Mais cette voie de la raison sociale aboutira à une impasse puisque le chevalier restera prisonnier du Pont sous l’Eau avant d’avoir retrouvé la reine…
4. Opprobre public
Vêpres = coucher du soleil. Fin de la première journée. Après la forêt et la lande, lieux de l’aventure, arrivée dans un château, enceinte sociale qui représente les valeurs féodales.
A la vue du chevalier dans la charrette, même étonnement chez les habitants de la cité que chez Gauvain (verbe « se mervoillent », traduit ici par « saisit d’étonnement »). Mais au silence stupéfait de Gauvain succèdent les huées et les injures du peuple. Isotopie de l’opprobre public : « huer », « à grands cris », « injures », « paroles de mépris ». Puis, aux injures succède alors l’isotopie de la torture : « supplice », « écorché vif », « pendu », « noyé », « brûlé » (ce qui témoigne de toute la palette de supplices alors en vigueur…). Les questions du peuple au nain renvoient au passage qui précède l’extrait, où le narrateur présentait la charrette en la comparant aux « piloris » (cf. page 65) : méprise sur le statut de Lancelot, considéré comme un traître, un voleur, un bandit, un assassin. Aux vers 415-417 : écho des vers 328-331 p.65. Leitmotiv qui parcourra tout le roman et qui témoigne de la terreur qu’inspirent alors les charrettes d’infamie. Cf. motif celtique du char de la Mort, légende galloise dans laquelle le dieu Maelwas enlève la reine Guenièvre chaque premier mai et l’emmène au royaume de la Mort // Méléagant + « royaume dont ne revient nul étranger » (v.641). Dicton qui rappelle le caractère maudit de ce chariot (v.341-344, traduit par : « quand charrette verras et rencontreras,/ fais sur toi le signe de la croix et pense/ à Dieu, qu’il ne t’arrive malheur ! »). Néanmoins, s’il s’agissait du char de la Mort, le fait d’y monter devrait être une marque de courage et non un déshonneur. Or, en y montant, Lancelot accepte de s’humilier dans des conditions que nul autre n’accepterait (comme on le voit avec Gauvain). Il ne s’agit pas non plus d’un chariot de guerre puisque Lancelot y monte sans avoir subi de défaite. Lancelot n’est pas non plus un condamné, ce qui va susciter les interrogations des autres personnages tout au long du roman (on le voit déjà ici avec les nombreuses questions des habitants du château).
Dans notre extrait, la traversée des rues sous les injures renvoie peut-être davantage à un motif christique qu’à un motif celtique et peut apparaître ici comme la « passion » du héros (le double sens du mot « passion » est ici intéressant !). Pour arracher Guenièvre à l’emprise du mal, Lancelot accepte de s’humilier. Cf. figure du Christ rédempteur, dieu qui s’abaisse jusqu'à endurer la misère humaine pour sauver ceux qu’il aime. La charrette = la croix de Lancelot. Supplice moral réservé à ceux que l’on appelle en ancien français les « larrons » (v.330). Cf. deux larrons crucifiés en même temps que Jésus. Lancelot, comme Jésus, est conduit à travers les rues et exposé à la risée publique. Parcours // chemin de croix, calvaire biblique où le Christ, marchant vers le lieu de son supplice, dut porter sa croix sous le regard des habitants de Jérusalem et les injures des soldats romains.
Le silence final du nain, qui contraste de manière saisissante avec les cris de la foule, laisse planer le mystère sur l’interprétation à donner au motif de la charrette qui, au final, apparaît avant tout comme un motif courtois : la soumission absolue de l’amant au service d’Amour qui suppose, chez le chevalier, l’acceptation de l’opprobre de la honte sociale.
A la vue du chevalier dans la charrette, même étonnement chez les habitants de la cité que chez Gauvain (verbe « se mervoillent », traduit ici par « saisit d’étonnement »). Mais au silence stupéfait de Gauvain succèdent les huées et les injures du peuple. Isotopie de l’opprobre public : « huer », « à grands cris », « injures », « paroles de mépris ». Puis, aux injures succède alors l’isotopie de la torture : « supplice », « écorché vif », « pendu », « noyé », « brûlé » (ce qui témoigne de toute la palette de supplices alors en vigueur…). Les questions du peuple au nain renvoient au passage qui précède l’extrait, où le narrateur présentait la charrette en la comparant aux « piloris » (cf. page 65) : méprise sur le statut de Lancelot, considéré comme un traître, un voleur, un bandit, un assassin. Aux vers 415-417 : écho des vers 328-331 p.65. Leitmotiv qui parcourra tout le roman et qui témoigne de la terreur qu’inspirent alors les charrettes d’infamie. Cf. motif celtique du char de la Mort, légende galloise dans laquelle le dieu Maelwas enlève la reine Guenièvre chaque premier mai et l’emmène au royaume de la Mort // Méléagant + « royaume dont ne revient nul étranger » (v.641). Dicton qui rappelle le caractère maudit de ce chariot (v.341-344, traduit par : « quand charrette verras et rencontreras,/ fais sur toi le signe de la croix et pense/ à Dieu, qu’il ne t’arrive malheur ! »). Néanmoins, s’il s’agissait du char de la Mort, le fait d’y monter devrait être une marque de courage et non un déshonneur. Or, en y montant, Lancelot accepte de s’humilier dans des conditions que nul autre n’accepterait (comme on le voit avec Gauvain). Il ne s’agit pas non plus d’un chariot de guerre puisque Lancelot y monte sans avoir subi de défaite. Lancelot n’est pas non plus un condamné, ce qui va susciter les interrogations des autres personnages tout au long du roman (on le voit déjà ici avec les nombreuses questions des habitants du château).
Dans notre extrait, la traversée des rues sous les injures renvoie peut-être davantage à un motif christique qu’à un motif celtique et peut apparaître ici comme la « passion » du héros (le double sens du mot « passion » est ici intéressant !). Pour arracher Guenièvre à l’emprise du mal, Lancelot accepte de s’humilier. Cf. figure du Christ rédempteur, dieu qui s’abaisse jusqu'à endurer la misère humaine pour sauver ceux qu’il aime. La charrette = la croix de Lancelot. Supplice moral réservé à ceux que l’on appelle en ancien français les « larrons » (v.330). Cf. deux larrons crucifiés en même temps que Jésus. Lancelot, comme Jésus, est conduit à travers les rues et exposé à la risée publique. Parcours // chemin de croix, calvaire biblique où le Christ, marchant vers le lieu de son supplice, dut porter sa croix sous le regard des habitants de Jérusalem et les injures des soldats romains.
Le silence final du nain, qui contraste de manière saisissante avec les cris de la foule, laisse planer le mystère sur l’interprétation à donner au motif de la charrette qui, au final, apparaît avant tout comme un motif courtois : la soumission absolue de l’amant au service d’Amour qui suppose, chez le chevalier, l’acceptation de l’opprobre de la honte sociale.
Conclusion
Ce passage explique le titre du roman. Ce titre est un oxymore, la charrette n’étant pas compatible avec la dignité chevaleresque. L’humiliation de la charrette, en effet, porte atteinte non pas à Lancelot mais à son statut social (il a le visage caché par son heaume, cf. vers 318 : « le heaume lacé »). Son geste n’engage donc pas tant son individualité que la face publique de sa personnalité, c’est-à-dire son appartenance à la classe chevaleresque. Le scandale social que représente la montée dans la charrette d’infamie sera justifié par la morale courtoise selon laquelle l’amour entraîne le sacrifice des valeurs sociales. A une aventure mythique ou christique, Chrétien de Troyes a substitué une aventure humaine. Auteur rationaliste, il s’intéresse aux déchirements psychologiques de l’individu. Le motif de la charrette est lié à celui de la défaite volontaire exigée par Guenièvre au tournoi de Noauz. Morale de l’amour courtois.
Cécile Boisbieux
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