La Fontaine, "Le Lion et le Moucheron", Fables, II, 9, 1668: explication de texte


Introduction :

Présentation : Dès le début du premier recueil des Fables, dont « Le Lion et le Moucheron » est extraite (livre II, fable 9), le fabuliste a placé ses fables sous le signe de l’épopée : le premier vers, « Je chante les héros dont Esope est le père », parodie le début de L’Enéide de Virgile : « Je chante les combats et ce héros.. ». Or c’est bien un combat épique que va nous conter ici le poète-aède. S’inscrivant doublement dans le fonds antique (par l’épopée et l’apologue), La Fontaine s’est inspiré de l’apologue d’Esope, « Le cousin et le Lion », qu’il suit assez fidèlement. La figure du Lion est centrale dans les Fables, souvent associée à la position royale, comme c’est le cas ici, et les idées de force et de puissance lui sont attachées. Il est ici associé, par antithèse, à un animal minuscule dont c’est la seule apparition dans les Fables de La Fontaine (à part sous une forme variante, celle de la mouche). Le titre marque d’emblée un rapport d’opposition.

Lecture :
                  Le Lion et le Moucheron

Va-t-en, chétif Insecte, excrément de la terre.[1]
           C'est en ces mots que le Lion
            Parlait un jour au  Moucheron
            L'autre lui déclara la guerre.
Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi
            Me fasse peur ni me soucie?
            Un Bœuf est plus puissant que toi,
            Je le mène à ma fantaisie.
            À peine il achevait ces mots
            Que lui-même il sonna la charge,
            Fut le Trompette et le Héros.
            Dans l'abord[2] il se met au large[3],
            Puis prend son temps, fond sur le cou
            Du Lion, qu'il rend presque fou.
Le Quadrupède écume, et son œil étincelle ;
Il rugit, on se cache, on tremble à l'environ ;
            Et cette alarme universelle
            Est l'ouvrage d'un  Moucheron.
Un avorton de Mouche en cent lieux le harcelle:
Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau,
            Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs,
Bat l'air qui n'en peut mais[4], et sa fureur extrême
Le fatigue, l'abat ; le voilà sur les dents.
L'Insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin
            L'embuscade d'une Araignée :
            Il y rencontre aussi sa fin.
 Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,
            Qui périt pour la moindre affaire.

Caractérisation : Fable double,  récit en deux temps inscrit dans le registre épique (ou plus précisément héroï-comique) avec retournement de situation + moralité double « J’en vois deux ».

Structure :
  1. Duel verbal (v.1 à 8).
  2. Combat épique (v.9 à 29).
  3. Chute tragique (v.30 à 34).
  4. Moralités (v.35 à 39) : moralité double dont chaque étape moralise une partie du récit.

Problématique : En quoi La Fontaine, à travers la construction double de cette fable et la mise à distance de l’héroïsme épique, invite-t-il à la recherche d’un idéal de juste mesure et de connaissance de soi-même et d’autrui ?


Développement :

1. Duel verbal (vers 1 à 8)

  • Début in medias res par un alexandrin qui relève de l’invective et reproduit un vers de Malherbe composé contre Concini, le favori de la reine Marie de Médicis (mère de Louis XIII) : « Va-t’en à la malheure, excrément de la terre ». De manière étonnante, la fable débute sur l’ordre de partir ! Allitérations en [t] et [r], sonorités dures qui traduisent la violence de l’affront. La première apostrophe est toutefois plus objective que la seconde : description de la nature du Moucheron (insecte) et de sa caractérisation physique (chétif) qui prendra une importance décisive dans la suite du récit. L’apostrophe qui compose le second hémistiche est par contre une injure qui témoigne du mépris du Lion, mépris suscité par les données objectives précédentes.
  • Les deux vers suivants précisent les circonstances de l’interlocution, faisant rimer en fin de deux octosyllabes les deux substantifs « Lion » et «  Moucheron », mettant face à face, comme dans le titre, les deux adversaires.
  • La fable s’ouvre donc sur une parole imprudente qui sera cause de la guerre, déclarée au vers 4 et mise en valeur par sa position à la rime (mot important qui inscrit le récit dans la tradition de l’épopée). Ce lien de cause à effet est rendu sensible par le chiasme des vers 2 à 4 : « le Lion parlait un jour au Moucheron. / L’autre lui déclara la guerre. » La rapidité de l’action est également suggérée par le contraste entre l’imparfait (parlait) – qui montre que le conflit entre les deux ennemis avait débuté avant que le récit ne s’ouvre sur leur dialogue – et le passé simple (déclara) : la réaction du Moucheron à l’injure est immédiate. A son tour, le « chétif insecte » prend la parole, faisant ainsi précéder l’affrontement physique par un duel verbal semblable aux apostrophes injurieuses et aux invectives que s’adressent les héros épiques de l’Antiquité avant le combat.

Se trouve ainsi posé le cadre épique de ce duel, et la parole des personnages est assimilée à une déclaration héroïque. Importance de la parole dans ces premiers vers énergiques : "mots", "parlait", "déclara".

Mais, parce qu’il s’agit de deux animaux, doués de la parole comme c’est le principe dans la fable, ce duel prend une dimension plaisante, et même comique.
  • Vers 5-8 : discours du Moucheron où le jeu des pronoms vient souligner l’affirmation de sa supériorité.
  • Vers 5 : alexandrin qui mime de manière ironique la solennité royale. Paradoxalement, c’est le plus petit qui tient le plus long discours. Le Moucheron, contrairement au Lion, est un rhéteur : question rhétorique suivie d’une comparaison dévalorisante pour le Lion et vantant sa propre supériorité. Les caractéristiques qui devraient susciter du respect pour le Lion sont dévaluées : la royauté n’est qu’un « titre » qui n’est pas fondé sur une force supérieure ; comparé à un "bœuf", animal symboliquement bien moins noble !
Premier triomphe du Moucheron qui remporte ce duel verbal en faisant de la « fantaisie » (pouvant être assimilée à celle de la fable contre les discours officiels, politiques, grandiloquents…) une puissance capable de dominer la force bestiale (opposition mène/ fantaisie). // Rodrigue qui, face au comte, à l’acte II du Cid, annonce son triomphe à venir par une nette déclaration de sa valeur. Mais aussi réécriture du combat biblique de David et Goliath. Intertextualité = connivence avec le lecteur. Le discours du  Moucheron est une réponse à l’affront initial, certes, mais aussi une forme d’arrogance (// Concini), et donc d’hybris, ce qui annonce peut-être sa chute finale. Epique + tragique. 

2. Le combat épique (vers 9 à 32).

Etape la plus longue du récit, comme dans l’épopée (Iliade). L’adverbe « à peine », tout en soulignant une quasi-simultanéité, qui confère un rythme vif à ce récit de combat, établit la transition entre la parole (« ces mots ») et l’action, grâce à la structure corrélative ("A peine…. Que…") : passage à l’acte qui va confirmer la déclaration et la supériorité du Moucheron.
  • Pendant les six vers suivants, le Moucheron se démultiplie, joue tous les rôles, sujet de tous les verbes d’action. Il devient une armée à lui tout seul. Les octosyllabes traduisent l’efficacité et la rapidité de l’assaut, effet renforcé à partir du vers 12 par le présent de narration.
  • V.11 : jeu su l’homophonie « héros » / « héraut » (celui qui annonce)? Cela pourrait être confirmé par la rime entre « mots » et « héros ».
  • Le Moucheron est un fin stratège, comme le suggèrent les connecteurs temporels et la juxtaposition détaillant la succession des différents manœuvres qu’il maîtrise. Le Moucheron « prend son temps »… comme le fabuliste qui s’amuse à décrire les détails de l’assaut et à rendre visibles et audibles les mouvements virevoltants du Moucheron. Vivacité également rendue par les effets d’accélération/ ralentissements.
  • Vers 15 à 29 : focalisation sur le Lion qui redevient sujet grammatical par le biais du GN « le quadrupède » qui le ravale à son rang d’animal. Le retour à l’alexandrin, qui pourrait faire attendre une mention de sa majesté, souligne ici au contraire la vanité de ses efforts : le rugissement, topos de la colère ou de la puissance du roi des animaux, est ici la manifestation de son exaspération et de son impuissance. Le seul effet de sa fureur est de faire naître la terreur chez les autres,  ce « on » indéterminé ; aucune conséquence directe sur le combat : au contraire ! Le retour aux octosyllabes signe à nouveau la réussite du Moucheron. Ironie du contraste entre « universelle » et «  Moucheron » à la fin des vers 17 et 18.
  • Le Moucheron devient à nouveau le sujet des verbes d’action, mais perçu cette fois du point de vue du Lion, comme le suggère la périphrase méprisante « cet avorton de mouche » pouvant apparaître comme une forme de discours indirect libre ou une intervention ironique du fabuliste pointant l’opinion erronée du Lion sur son adversaire.
  • L’hyperbole « en cent lieux » achève de transformer le Moucheron en héros épique. Pouvoir de se démultiplier exprimé par la répétition emphatique de l’adverbe « tantôt ». Dimension épique traduite aussi par le rythme ternaire et l’amplification des vers 20-21 (6/6/8). Échine/ museau/ naseau renvoient à l’animalité du Lion et disqualifient en lui l’allégorie de la royauté. Corps fragmenté, monstrueux, comme celui de certaines chimères mythologiques.
  • Le Lion est dépossédé de toute initiative et seule sa rage se fait entendre dans l’allitération en [r] et l’assonance en [a] (« La rage se trouve alors à son faîte montée »).
  • L’ironie se poursuit dans le vers suivant : le Moucheron semble avoir disparu, sa petite taille faisant de lui un « invisible ennemi » (= atout et non point faible !) : assonance en [i] qui suggère les piqûres infligées au Lion. Mais cette menace pour le Lion annonce aussi l’invisible ennemi qui causera la perte du Moucheron : la toile d’araignée… Pour l’heure, les rôles se sont inversés : l’ironie du Moucheron s’est substituée au mépris du Lion et montre la victoire de l’insecte.
  • Les armes naturelles du Lion (griffes et dents) se retournent contre lui : d’abord victime de son aveuglement, le Lion est devenu victime de sa propre force comme le montre la forme réfléchie du vers 26 (« Le malheureux Lion se déchire lui-même »). Le Lion se réduit désormais à son corps, un corps impuissant qu’il ne maîtrise plus et où chaque élément semble prendre une certaine autonomie, contraire à l’unité du corps qui devrait présider au portrait du roi en majesté, mais aussi peut-être à l’idée du corps politique. Image dégradée du Lion (« Le voici sur les dents »). La première chute est celle du Lion qui mord la poussière.

3. La chute (vers 30-34)

La défaite du Lion pourrait être le dénouement car il répond aux attentes du lecteur : supériorité militaire du plus petit qui l’emporte sur le plus grand, dans la lignée de l’épopée.
v.30-31 : deux alexandrins, vers jusqu'alors plutôt dévolus au Lion, rapportent l’attitude du Moucheron après sa victoire. Rimes suivies gloire/victoire qui font de ce triomphe une forme d’apothéoseRythme plus solennel avec parallélisme renforcé par le polyptote sonna/sonne qui nous fait entendre le chant de victoire de l’insecte, celui-ci se poursuivant au premier hémistiche du vers 32 : « va partout l’annoncer ». Pourtant, le terme choisi par le fabuliste pour désigner son personnage au début de ce 3ème mouvement qui amorce la chute n’est pas indifférent : l’insecte rappelle l’invective initiale du Lion, c’est-à-dire à la fois la nature et la petite taille du héros. En cette fin de récit, celui-ci semble être à son tour saisi d’une forme d’hybris, comme le montre l’adverbe « partout » qui confère au  Moucheron une arrogance que l’on pressentait dès son discours au Lion.
La chute de la fable va au final être aussi celle du Moucheron. Le dénouement véritable intervient en effet sous forme de coup de théâtre, de manière extrêmement brutale : les alexandrins font place à deux octosyllabes qui accélèrent le rythme. Seul le terme d’"embuscade" poursuit l’usage du lexique guerrier. La toile d’araignée, filet tendu sur le chemin du Moucheron, par sa forme circulaire, peut apparaître comme une image de la roue de Fortune : le destin est capricieux et peut se renverser brutalement ! La répétition du verbe « rencontre » au sens propre puis au sens figuré, renforce cette brutalité du dénouement, mais aussi peut-être une forme de lien établi entre le Moucheron et le genre de la fable, considéré – notamment par Louis XIV – comme un genre mineur, populaire, enfantin… La fin du Moucheron est en effet aussi la fin de la fable 9 du livre II...

4. Les moralités (vers 35-39)

De manière conventionnelle, la moralité vient après le récit sous forme d’une strophe détachée typographiquement. La question posée laisse attendre une leçon unique adressée aux lecteurs parmi lesquels s’inclut le poète ("nous" = communauté humaine). Rappel de la fonction traditionnellement didactique de l’apologue ("être enseignée"). Or le fabuliste répond à ce singulier par un plurielen assumant son interprétation personnelle ("j’en vois deux"). Chaque leçon va alors prendre la forme d’un distique.
  • Première moralité qui prend la forme d’une pointe : alexandrin dont le rythme met en relation les deux superlatifs qui l’ouvrent et le ferment : 4/2//2/4. Il met ainsi en lumière le paradoxe qui a causé la perte du Lion. A noter : le déterminant possessif « nos » met les lecteurs du côté du Lion, c’est-à-dire de celui qui a commis la première erreur à cause de sa présomption.
  • Seconde moralité : révèle une autre forme de présomption, que manifeste l’allitération en [p]. Le passé composé (a pu) et l’adverbe « souvent » montrent que La Fontaine ne pose pas une vérité absolue et définitive. 

Conclusion :

Mise à distance de toute forme de présomption mais aussi d’illusion héroïque. Le Lion et le Moucheron sont réunis dans une même erreur, dans un même oubli de leur condition animale et du rapport de proportion qu’ils entretiennent avec le reste du monde. L’éthique de la mesure, qui constitue assurément une des leçons majeures des Fables, est ici affirmée par une mise à distance, au moyen de la fusion entre l’épopée et l’apologue animalier, de la démesure, l’hybris qui conduit à leur perte les héros présomptueux, ceux d’Homère comme de Corneille – et peut-être aussi, de cette histoire toute proche que fut la Fronde…


[1] La Fontaine s’inspire sans doute d’un vers de Malherbe composé contre Concini : « Va-t-en en la malheure, excrément de la terre » (Prophétie du Dieu de Seine)
[2] Dans la façon d’aborder, de commencer à attaquer.
[3] Il s’écarte, prend du champ.
[4] Qui n’en peut plus.

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