Illustration de Gustave Doré |
Introduction
Présentation : Extraite
du premier recueil des Fables,
« La Mort et le Bûcheron » est le deuxième volet d’un diptyque
consacré au thème de la mort : « La Mort et le malheureux » (I,
15) et « La Mort et le Bûcheron » (I, 16). Ces deux fables, comme c’est
aussi le cas, par exemple, de « Le Loup, la Chèvre et le Chevreau » /
« Le Loup, la Mère et l’Enfant » (IV, 15 et 16) et « Le Pâtre et
le Lion » / « Le Lion et le Chasseur » (VI, 1 et 2), sont
juxtaposées et soudées par le titre et
la numérotation. Cette pratique du redoublement met à l’épreuve la
structure de la fable et témoigne de la souplesse
du genre de l’apologue sous la plume de La Fontaine. Ces deux récits illustrent
la même moralité, formulée ici deux
fois : « Ne viens jamais, ô mort : on t’en dit tout autant » (morale
de « La Mort et le Malheureux ») // « Plutôt souffrir que
mourir,/ C’est la devise des hommes » (morale de « La Mort et le
Bûcheron »).
Entre les deux fables, une transition
rappelle l’art de la conversation, le fabuliste s’adressant directement à son
lecteur pour le faire entrer, d’une certaine façon, dans son cabinet d’écriture
et recréer une petite communauté de gens d’esprit. Art de la transition, art de
la variation également, par lequel La Fontaine nous montre sa maîtrise des
formes narratives. « La Mort et le Malheureux » est plus resserrée et
fondée sur le contraste entre les deux prises de parole du Malheureux alors que
« La Mort et le Bûcheron » s’attache à rendre sensible le malheur du
personnage avant le retournement final.
Dans sa transition en prose, sur le ton
léger et naturel de la conversation propre à l’esthétique galante, La Fontaine,
tout en rendant hommage aux Anciens, nous explique pourquoi il a choisi dans
le second récit de réécrire une fable d'Esope, « La Mort et le Bûcheron »,
plutôt que de se cantonner à la généralisation du premier texte.
La seconde fable du diptyque, celle qui
fait l’objet de notre étude, va du vers 16 au vers 35.
Illustration de Jean-Baptiste Oudry |
Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la
corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il
faut faire
"C'est, dit-il, afin de
m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère."
Le trépas vient tout
guérir ;
Mais ne bougeons d'où
nous sommes.
Plutôt souffrir que
mourir,
C'est la devise des
hommes.
Caractérisation : Fable
d’une grande concision qui propose, à travers le portrait physique et
psychologique du bûcheron et sa rencontre avec la mort, une méditation sur la
misère humaine.
Structure :
- v.16 à 19 : Arrivée progressive du bûcheron dans l’espace de la fable. De la forêt à la chaumière.
- v.20 à 27 : plongée dans les pensées du bûcheron.
- v.28 à 31 : le face à face avec la mort.
- v.32 à 35 : moralité.
Développement
1. Le « pauvre bûcheron » (vers 16
à 19)
Apparition monstrueuse de cet être dont
l’humanité semble écrasée sous le poids de la misère et du temps. V.1 : Allitération en [r] qui suggère la
pénibilité de la tâche et les râles du vieil homme. Sorti de la forêt pour
rentrer dans sa « chaumine », il apparaît lui-même comme un vieil
arbre couvert de feuilles (« ramée ») et de branches (« fagot »).
Assimilation renforcée par le zeugma
et l’allitération en [f] du vers 2. Allitération en [f] + assonance en [ɑ̃] (an) font
également entendre les soupirs et les ahanements du bûcheron.
V.3 : rejet + inversion qui
renforce le portrait pitoyable du vieil homme « gémissant et
courbé ». Forte césure à
l’hémistiche.
La première phrase se déplie sur 4 alexandrins, vers longs qui miment la
longueur et la lourdeur de la marche du bûcheron qui chemine péniblement vers
sa chaumine enfumée. Dramatisation du verbe « tâchait de » : le
bûcheron se consume à la tâche comme les fagots qui l’écrasent tout en
l’assimilant à un vieil arbre destiné à mourir et à produire des
« fagots » qui deviendront bientôt fumée. Concentration du sens et de la forme poétique.
V.5-6 : A la dramatisation de
« tâchait de » répond la chute
« n’en pouvant plus » : la souffrance physique (effort et
douleur) aboutit au découragement : « il met bat son fagot ». Le
bûcheron baisse les bras face à la difficulté du parcours et ce découragement
aboutit à son tour à une méditation sur son sort misérable (« il
songe »).
Dans ces quelques vers, à la différence
d’Esope dont le récit est très sec, La Fontaine sait, à l’aide de détails
pittoresques et une extrême concentration du sens et de la forme poétique, nous
imposer l’image du vieux bûcheron, véritable
emblème de la misère.
2. Les pensées du bûcheron (vers 20 à 27)
Discours
indirect libre
qui mêle la voix du poète à celle du personnage dont on entend la plainte et
les expressions et tournures familières : périphrase « la machine
ronde » pour désigner la Terre, le monde, absence de verbe au vers 9 (« Point
de pain quelquefois et jamais de repos »).
Questions
rhétoriques
qui expriment de manière hyperbolique le sentiment d’une misère absolue. Antithèse « malheur » (v.6) /
« plaisir » (v.7). Situation
tragique. Accents pascaliens : « malheur »,
« pauvre », « repos » évoquent non seulement la misère
sociale, mais aussi la misère ontologique de l’homme.
Progression tragique entre les deux
adverbes « quelquefois » et « jamais », renforcée par leur
construction en chiasme : tant
travailler pour n’avoir même pas de quoi manger à sa faim !
V. 10-11 : Énumération qui retranscrit les visions qui hantent alors l’esprit
du malheureux (comme au moment de mourir…), visions qui sont autant de réalités
au quotidien. Forme de gradation, de
la famille (« sa femme, ses enfants ») qu’il faut nourrir (à l’opposé
ici de l’évocation de la douceur du foyer) à la « corvée », mot qui
semble résumer tout ce qui écrase le pauvre homme, comme le suggèrent les allitérations en [k] et [r] du vers 11,
octosyllabe qui met en relief les deux termes : créanciers / corvée et
conduit, par l’enjambement, à la
conclusion qu’il tire lui-même de sa situation : il est l’incarnation même
de la misère.
Le mot « peinture » renvoie à
l’art du poète qui, à la manière de Callot dans ses eaux-fortes, nous découvre,
derrière la vérité pittoresque du trait, la triste poésie de la misère.
3. Le face à face avec la mort (v.28 à 31)
La rapidité du rythme (asyndète « Il appelle la Mort,
elle vient sans tarde ») contraste avec la lenteur de la marche du
bûcheron et la « peinture » de sa misère. Appeler la mort aurait pu
être une hyperbole exprimant le profond désespoir du misérable. Mais voilà que,
dans le monde merveilleux de la fable, les
mots se concrétisent : magie de la poésie qui rend visible l’invisible…
(bel exemple de « sorcellerie évocatoire » ici…).
Le
ton change, se fait plus léger (le bûcheron n’a-t’il pas déposé son
fagot ?) : après avoir dépeint, avec des traits pittoresques et
réalistes, la misère réelle du petit peuple écrasé par le travail et les
impôts, La Fontaine ne s’appesantit pas ; le goût de la vie l’emporte sur
le désir de mourir. Le contraste entre la présence imposante de la Mort sous sa
forme allégorique, et le faux
prétexte formulé au discours direct,
confère une forme d’humour – voire
même de burlesque – à la scène
esquissée en quatre vers.
Reprise du verbe « tarder »,
pour deux usages différents – l’un attendu (la mort vient aussitôt pour emporter
le mourant) et l’autre surprenant (ce n’est pas le bûcheron mais le fagot de ce
dernier que la Mort emportera !). A noter, là encore, l’extrême concentration de l’effet poétique qui reprend l’image
initiale de l’arbre-bûcheron… pour tromper la mort !
Contrairement au statut de bilan que le
bûcheron conférait à ses pensées, la « peinture » que nous livre La Fontaine
dans sa fable n’est pas « achevée ». Légère, elle reste en suspens
sur la parole du bûcheron et laisse au lecteur le soin d’imaginer la suite.
4. Moralité (v.31 à 35)
Cette moralité est de l’ordre de la
constatation. Parfaitement adaptée à l’anecdote dont elle tire les
enseignements, elle est à la fois grave et ironique (assonance en [i] qui relie
les verbes « guérir », « souffrir » et « mourir »,
pour aboutir à la « devise »…).
La tournure universelle (présent gnomique, pronom « nous », infinitif à valeur de proverbe) fait de
cette « devise » non seulement celle des pauvres hères, mais celle de
tous les hommes, ce qui invite aussi à lire la fable comme une peinture à la
fois pathétique et humoristique de la misère humaine : un attachement
profond à la vie malgré la conscience aiguë (retranscrite par l’assonance en [i])
et tragique de sa petitesse et de sa finitude.
Conclusion
Fable double, « La Mort et le Bûcheron »
témoigne de la virtuosité stylistique de La Fontaine. Amoureux de la
vie, épicurien, le fabuliste se heurte néanmoins à tout instant à la pensée de la mort.
Le monde des Fables est un monde
cruel où la mort est omniprésente, le but de la plupart des personnages étant
de lui échapper. La Mort, sous sa forme allégorique est également le personnage
d’une autre fable hors corpus intitulée « La Mort et le Mourant »
(VIII, 1, p.233), plus ample et plus ouvertement philosophique. La méditation y
prend la forme d’un prélude lyrique dans lequel La Fontaine renouvelle le thème
de la mort par la liberté rythmique et par la grâce légère du style et de la
pensée. Après l’anecdote du vieillard
centenaire, la morale s’exprime avec la sérénité et la sagesse du penseur (cf.
méditation initiale), à travers des images variées et pittoresques (« Je
voudrais qu’à cet âge,/ On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,/ Remerciant
son hôte et faisant son paquet »), écho de Lucrèce (« Pourquoi, tel
un convive rassasié, ne pas te retirer de la vie ? », De la Nature) et d’Horace (« Nous
trouvons rarement un homme qui dise qu’il a vécu heureux et qui, content du
temps achevé, quitte la vie comme un convive rassasié », Satires), hommage, une fois encore, à la
sagesse des Anciens.
Cécile Boisbieux
Texte Complémentaire : « La Mort et le Mourant », VIII, 1, Fables, 1678.
Illustration de Jean-Baptiste Oudry |
La Mort ne surprend point le sage ;
Il est toujours prêt à partir,
S'étant su lui-même avertir
Du temps où
l'on se doit résoudre à ce passage.
Ce temps, hélas ! embrasse tous les
temps :
Qu'on le
partage en jours, en heures, en moments,
Il n'en est point qu'il ne comprenne
Dans le
fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et le
premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière,
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la
beauté, la vertu, la jeunesse,
La mort ravit tout sans pudeur
Un jour le
monde entier accroîtra sa richesse.
Il n'est rien de moins ignoré,
Et puisqu'il faut que je le die,
Rien où l'on soit moins préparé.
Un mourant
qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait
à la Mort que précipitamment
Elle le
contraignait de partir tout à l'heure,
Sans qu'il eût fait son testament,
Sans
l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meure
Au pied levé
? dit-il : attendez quelque peu.
Ma femme ne
veut pas que je parte sans elle ;
Il me reste
à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez
qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que vous
êtes pressante, ô Déesse cruelle !
— Vieillard,
lui dit la mort, je ne t'ai point surpris ;
Tu te plains
sans raison de mon impatience.
Eh n'as-tu
pas cent ans ? trouve-moi dans Paris
Deux mortels
aussi vieux, trouve-m'en dix en France.
Je devais,
ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose :
J'aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton
petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;
Ne te
donna-t-on pas des avis quand la cause
Du marcher et du mouvement,
Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout
faillit en toi ? Plus de goût, plus d'ouïe :
Toute chose
pour toi semble être évanouie :
Pour toi
l'astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes
des biens qui ne te touchent plus
Je t'ai fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades.
Qu'est-ce
que tout cela, qu'un avertissement ?
Allons, vieillard, et sans réplique.
Il n'importe à la république
Que tu fasses ton testament.
La mort
avait raison. Je voudrais qu'à cet âge
On sortît de
la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant
son hôte, et qu'on fit son paquet ;
Car de
combien peut-on retarder le voyage ?
Tu murmures,
vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir
A des morts,
il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres
cependant, et quelquefois cruelles.
J'ai beau te
le crier ; mon zèle est indiscret :
Le plus
semblable aux morts meurt le plus à regret.
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