Extrait:
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A... est assise à table, la petite table à écrire
qui se trouve contre la cloison de droite, celle du couloir. Elle se penche
en avant sur quelque travail minutieux et long : remaillage d'un bas très
fin, polissage des ongles, dessin au crayon d'une taille réduite. Mais A...
ne dessine jamais ; pour reprendre une maille filée, elle se serait
placée plus près du jour ; si elle avait eu besoin d'une table pour se faire
les ongles, elle n'aurait pas choisi cette table-là.
Malgré l'apparente immobilité de la tête et des
épaules, des vibrations saccadées agitent la masse noire de ses cheveux. De
temps en temps elle redresse le buste et semble prendre du recul pour mieux
juger de son ouvrage. D'un geste lent, elle rejette en arrière une mèche,
plus courte, qui s'est détachée de cette coiffure trop mouvante, et la gêne.
La main s'attarde à remettre en ordre les ondulations, où les doigts effilés
se plient et se déplient, l'un après l'autre, avec rapidité quoique sans
brusquerie, le mouvement se communiquant de l'un à l'autre d'une manière
continue, comme s'ils étaient entraînés par le même mécanisme.
Penchée de nouveau, elle a maintenant repris sa tâche
interrompue. La chevelure lustrée luit de reflets roux, dans le creux des
boucles. De légers tremblements, vite amortis, la parcourent d'une épaule
vers l'autre, sans qu'il soit possible de voir remuer, de la moindre
pulsation, le reste du corps.
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Analyse:
Pour Robbe-Grillet,
le personnage, tel qu’il le définit dans Pour
un Nouveau Roman, « n’est plus qu’un support insaisissable, presque
invisible ». Ce qui compte est le regard posé sur les choses ou sur les
êtres : « il y a toujours le regard qui les voit, la pensée qui les
revoit, la passion qui les déforme ».
C’est le cas dans notre extrait, où nous est livré un
« portrait » d’A.
Le
titre, La Jalousie, fonctionne par syllepse :
il s’agit à la fois des persiennes à travers lesquelles le narrateur épie A et
du sentiment éprouvé par ce narrateur qui, comme le personnage, n’existe que
par ce regard et ce sentiment. Le
narrateur n'est jamais mentionné dans le texte et il ne se nomme
jamais. Le lecteur doit donc se contenter de suppositions et limiter sa propre
perception des êtres et des choses à celle de ce regard et de cette pensée. La progression
à thème linéaire, dans la première phrase, inscrit le personnage observé dans
l’espace tout en l’enfermant dans la toile du texte. Mais la
« maille » du texte, à peine tissée, est aussitôt
« détissée », à l’image de la « maille » du « bas très
fin », « filée », recousue et aussitôt décousue (l.2 à 4) :
toutes les suppositions sur le sens des gestes de A sont en effet immédiatement
réduites à néant par les tournures négatives qui suivent. Tel Pénélope, le
narrateur – par le biais du conditionnel – défait l’ouvrage qu’il a filé,
inscrivant l’acte d’écrire dans la répétition permanente.
La
forte modalisation témoigne d’un regard subjectif porté sur le personnage,
regard pointilleux, voire obsessionnel, qui se focalise sur les cheveux de A
dont la description se répète, se précisant et se déformant au fil des
phrases : « masse noire des cheveux », « mèche »,
« coiffure trop mouvante », « ondulations »,
« chevelure lustrée de reflets roux », « creux des
boucles ». Fétichiste, le regard essaie de fixer l’image de la chevelure
mais celle-ci, « trop mouvante », reste insaisissable. Le portrait de
A témoigne de la difficulté de figer le vivant dans l’acte d’écrire. Le personnage
décrit est en tension entre immobilité (« apparente immobilité de la tête
et des épaules », « sans qu’il soit possible de voir remuer […] le
reste du corps ») et mouvement (« se penche », « vibrations
saccadées », « agitent », « mouvante », « rapidité »,
« mouvement », « légers tremblements »). Mais, loin de
viser à construire une unité ou à créer un effet de réel, l’écriture
déconstruit le portrait de A, personnage dont l’identité se réduit à une
initiale, une lettre majuscule, l’un des sommets du triangle amoureux de La Jalousie.
Le
corps, fragmenté (« ongles », « cheveux »,
« main », « doigts »), est aussi mécanisé : en faisant
apparaître le « mécanisme » (l.14) du corps, le narrateur rend
visible le mécanisme du texte. Cette dimension métatextuelle peut se lire dans
l’effet de zoom sur les doigts de la main, au deuxième paragraphe : les
doigts « effilés », à l’image de la maille du texte
(« effilés » signifiant longs et minces, mais aussi détissés fil à
fil), remettent en ordre les ondulations de la chevelure, avant de reprendre
leur « tâche interrompue » (l.15), « travail long et
minutieux » (l.2) dans lequel on peut reconnaître l’acte d’écrire, ce qui
renforce la dimension réflexive du texte. Avec le Nouveau Roman, le personnage
n’est donc plus que texte, maille qui se file et se défile en fonction du
regard qui le voit, de la pensée qui le revoit et de la « jalousie »
qui le déforme.
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