Didactique: "Romans de l'ambition" au XIXe siècle, sujet et dissertation partiellement rédigée


Gustave Caillebotte, Jour de pluie à Paris, 1877

Sujet:


Dans une classe de Seconde, vous entreprenez une étude du corpus proposé, dans le cadre de l’objet d’étude « Le roman et la nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme ».

Dans une composition argumentée, vous définirez votre projet d’ensemble et ses modalités d’exécution en justifiant vos choix.
  • Texte 1 : STENDHAL, Le Rouge et le Noir, Livre I, Chapitre 10, 1830.
  • Texte 2 : Honoré de BALZAC, Le Père Goriot, Partie IV, 1835.
  • Texte 3 : Emile ZOLA, La Curée, Chapitre II, 1872.
  • Texte 4 : Guy de MAUPASSANT, Bel-Ami, Deuxième partie, Chapitre 10, 1885.

Texte 1 : STENDHAL, Le Rouge et le Noir, 1830.

           
     Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. « Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! Un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches. »
     Julien debout sur son grand rocher regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.
      C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?

Texte 2 : Honoré de BALZAC, Le Père Goriot, 1835.

      
     Rastignac et Christophe accompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le char qui menait le pauvre homme à Saint-Etienne du Mont, église peu distante de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut présenté à une petite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiant chercha vainement les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe, qui se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoir prononcer une parole.
     — Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave et honnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal.
      Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.
     — Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie.
      Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-Lachaise. À six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès horrible de tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.
Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : « À nous deux maintenant ! »
      Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.

Texte 3 : Emile ZOLA, La Curée, 1872


     Selon l'heureuse expression d'Eugène Rougon, Paris se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert. La politique épouvantait, comme une drogue dangereuse. Les esprits lassés se tournaient vers les affaires et les plaisirs. Ceux qui possédaient déterraient leur argent, et ceux qui ne possédaient pas cherchaient dans les coins les trésors oubliés. Il y avait, au fond de la cohue, un frémissement sourd, un bruit naissant de pièces de cent sous, des rires clairs de femmes, des tintements encore affaiblis de vaisselle et de baisers. Dans le grand silence de l'ordre, dans la paix aplatie du nouveau règne montaient toutes sortes de rumeurs aimables, de promesses dorées et voluptueuses. Il semblait qu'on passât devant une de ces petites maisons dont les rideaux soigneusement tirés ne laissent voir que des ombres de femmes, et où l'on entend l'or sonner sur le marbre des cheminées. L'Empire allait faire de Paris le mauvais lieu de l'Europe. Il fallait à cette poignée d'aventuriers qui venaient de voler un trône, un règne d'aventures, d'affaires véreuses, de consciences vendues, de femmes achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans la ville où le sang de décembre était à peine lavé, grandissait, timide encore, cette folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations pourries et déshonorées.
    Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ce flot montant de la spéculation, dont l'écume allait couvrir Paris entier. Il en suivit les progrès avec une attention profonde. Il se trouvait au beau milieu de la pluie chaude d'écus tombant dru sur les toits de la cité. Dans ses courses continuelles à travers l'Hôtel de Ville, il avait surpris le vaste projet de la transformation de Paris, le plan de ces démolitions, de ces voies nouvelles et de ces quartiers improvisés, de cet agio formidable sur la vente des terrains et des immeubles, qui allumait, aux quatre coins de la ville, la bataille des intérêts et le flamboiement du luxe à outrance. Dès lors, son activité eut un but. Ce fut à cette époque qu'il devint bon enfant. Il engraissa même un peu, il cessa de courir les rues comme un chat maigre en quête d'une proie.

Texte 4 : MAUPASSANT, Bel-Ami, 1885.


     Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l'avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards. Et sans savoir au juste à qui il s'adressait, il la remerciait de son succès.
      Lorsque l'office fut terminé, il se redressa, et donnant le bras à sa femme, il passa dans la sacristie. Alors commença l'interminable défilé des assistants. Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu'un peuple venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments : « Vous êtes bien aimable. »
Soudain il aperçut Mme de Marelle ; et le souvenir de tous les baisers qu'il lui avait donnés, qu'elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs. Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. »
      Elle s'approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda. Alors il sentit l'appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-même il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je t'aime toujours, je suis à toi ! »
      Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d'amour. Elle murmura de sa voix gracieuse :
       « A bientôt, monsieur. »
       Il répondit gaiement : « A bientôt, madame. »
       Et elle s'éloigna.
       D'autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin elle s'éclaircit. Les derniers assistants partirent.
       Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l'église.
    Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait lentement, d'un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait qu'à lui.
Lorsqu'il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l'enviait.
Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu'il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon.
       Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait point; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l'éclatant soleil flottait l'image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit.
      

Dissertation partiellement rédigée

Introduction

En s’imposant au XIXe siècle comme un genre littéraire majeur, le roman affiche des ambitions nouvelles. En opposition à l’idéalisme romantique et à tous les « rêveurs à nacelle », le romancier veut désormais se faire le « secrétaire » des mœurs de son temps, pour reprendre la célèbre formule de Balzac dans l’Avant-propos à La Comédie humaine, en 1842. De Balzac à Zola, et quelles que soient les différences qu'il comporte, le roman se propose d'être comme le miroir du XIXe siècle. Stendhal cherche « la vérité, l’âpre vérité » ; les Goncourt s'affirment les historiens du présent ; Zola, qui considère le roman comme une vaste enquête sur la nature et sur l'homme, veut, dans ses Rougon-Macquart, « étudier tout le second Empire, peindre tout un âge social ». Aborder l’objet d’étude « Le roman et la nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme » dans une classe de seconde, c’est donc amener les élèves à s’interroger sur les liens entre la fiction et la réalité, et à saisir les enjeux et les modalités de la représentation du réel dans l’œuvre littéraire. Dans une perspective à la fois historique, générique et esthétique, il s’agit de leur montrer « comment le roman ou la nouvelle s'inscrivent dans le mouvement littéraire et culturel du réalisme ou du naturalisme, de faire apparaître les caractéristiques d'un genre narratif et la singularité des œuvres étudiées, et de donner des repères dans l'histoire de ce genre ». Nous nous intéresserons plus particulièrement au genre romanesque, à travers l’étude de quatre extraits de romans permettant de parcourir l’histoire du XIXe siècle, de 1830 à 1885 - c’est-à-dire de la Restauration à la IIIe République – en suivant le parcours de quatre ambitieux dont les figures ont marqué la littérature : Julien Sorel, Eugène de Rastignac, Aristide Saccard et Georges Duroy. Au chapitre 10 du livre I, le héros du Rouge et le Noir de Stendhal, roman publié en 1830, nous est montré au début de son ascension, alors qu’il vient de remporter une première « victoire » sociale en obtenant une augmentation de la part de son employeur, M. de Rênal. A la fin du Père Goriot de Balzac, cinq ans plus tard, Rastignac, qui vient d’enterrer ses illusions avec le personnage éponyme, jette du haut du Père-Lachaise un célèbre défi à Paris, lascivement et dangereusement lovée à ses pieds. En 1872, le pilleur de « miel » de cette « ruche bourdonnante » devenue, sous le Second Empire, une véritable allégorie de la corruption, prend alors, dans La Curée de Zola, la figure de Saccard. En ce début de roman, le jeune homme, qui a compris les rouages de la société et de ses « batailles d’intérêt », a déjà commencé à se lancer dans les outrances de la spéculation. Georges Duroy, le héros de Bel-Ami, roman de Maupassant publié en 1885, a lui aussi compris les rouages de la société de son temps. Grâce à cette lucidité, associée à une absence totale de scrupules, le voilà, à la fin du roman, au sommet de la gloire, marié à Suzanne Walter, la richissime héritière. Comme Rastignac, il peut alors poser sur la capitale un regard surplombant, mais où le triomphe l’emporte sur le défi. Avec le roman réaliste et naturaliste, le personnage de l’ambitieux est devenu un véritable type romanesque, parce qu’il incarne à la fois le désir d’ascension sociale d’une jeunesse en phase avec son époque et les ambitions d’un genre devenu le « parvenu de tous les genres » – pour reprendre la formule de Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman. Ces quatre extraits dessinent alors un parcours à la fois historique, moral et esthétique qui donne une vision précise, non seulement de la réalité sociale de l’époque, mais aussi de ses enjeux artistiques. Julien Sorel, par sa nature contemplative et son goût de l’introspection, apparaît à bien des égards comme un héros romantique, de même que Rastignac qui, en cette fin de roman, semble surtout vouloir enterrer avec « sa dernière larme de jeune homme », toute trace d’idéalisme et de sentimentalisme. A ces deux romans de la première moitié du XIXe siècle, marqués par l’esthétique romantique avec laquelle Stendhal et Balzac prennent aussi leurs distances, répondent deux œuvres de la deuxième moitié du siècle, marquées par l’esthétique naturaliste, même si cela sera à nuancer pour Maupassant qui ne se réclame d’aucune école. Cette proximité et cet écart témoignent de la difficulté de définir le réalisme en tant que mouvement littéraire. Le corpus soumis à notre étude est donc à la fois d’une grande richesse et, malgré son apparence « canonique », d’une grande complexité. Comment les romanciers « réalistes » ou « naturalistes », à travers le regard que l’ambitieux porte sur la société de son époque, nous donnent-ils accès à leur projet éthique et esthétique ? En quoi ces extraits constituent-ils à la fois un panorama du réalisme romanesque nous révélant le « parcours » et les « métamorphoses » du genre entre 1830 et 1885, et une plongée dans la conscience de personnages nous livrant une vision singulière et artistique de l’homme et du monde ? 

Première partie : projet didactique

  
« Roman de l’ambition et ambitions du roman », tel pourrait être le titre d’une séquence que nous placerions au premier trimestre, dans la mesure où le récit relève de modalités d’écriture familières aux élèves depuis le collège.
Préciser (rapidement !) le contenu de la séance précédente : par exemple, une nouvelle réaliste de Maupassant qui aura permis de poser les caractéristiques esthétiques du récit court et d’aborder la notion d’écriture « réaliste » : détails, effets de réel, influence de l’esthétique impressionniste, création de « types »…
Prérequis : outils d’analyse narratologique. Instance narrative, focalisation, rythme du récit… S’appuyer sur les travaux de Marthe Robert, Michel Raimond, Lukacs, Genette, Barthes ou Bakhtine.
Projet : Notre séquence suivra le parcours et les métamorphoses des personnages et du genre romanesque, des rêves de grandeur de Julien, encore teintés d’idéalisme, à la chute dans le sordide et la corruption avec Saccard et La Curée. La première séance proposera l’étude de l’extrait du Rouge et le Noir, qui montre le héros, encore naïf, grisé par la hauteur des montagnes et la vision d’un épervier qui, par association d’idées avec l’aigle impérial, lui rappelle Napoléon. La présence de l’oiseau de proie n’est pas anodine et, comme l’ascension physique jusqu’au « roc immense », symbolise le désir d’ascension sociale du jeune homme portant un regard surplombant sur « vingt lieues de pays ». Dans Le Père Goriot et Bel-Ami, on retrouve ce regard de prédateur, surplombant non plus le pays de Verrières, mais Paris, capitale du progrès et de toutes les ambitions vers laquelle convergent les « jeunes loups » de Province (Julien vient de Franche-Comté, Rastignac de Charente et Georges Duroy de Normandie), mais aussi tous les artistes en quête de gloire littéraire (Balzac est originaire de Touraine, Stendhal de Grenoble et Maupassant de Normandie, tout comme son héros). La vue panoramique sur « la  colonne de la place Vendôme », « le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde », puis sur « la chambre des députés », « là-bas, derrière la place de la Concorde » est à l’image du panorama du roman au XIXe siècle que nous offre ce corpus. Ces deux extraits feront l’objet d’une étude comparative, à laquelle sera consacrée la deuxième séance. Il s’agira alors de montrer en quoi ces deux excipits se répondent de part et d’autre du siècle, aussi bien par ce qui les oppose que par ce qui les relie. L’horizon d’attente est certes différent puisque l’un des personnages est sur le point d’entamer son ascension tandis que l’autre paraît arrivé au sommet, mais la fin reste ouverte même dans Bel-Ami, laissant entendre que l’ambition dévorante du héros, insatiable, le poussera toujours plus haut, vers « le Palais-Bourbon » et ses promesses de carrière politique. Toutefois, les deux romans s’achèvent non sur la vision panoramique de la cité, mais sur l’évocation d’une figure féminine, « madame de Nucingen » et « Mme de Marelle ». Ces mentions finales témoignent de l’importance du rôle des femmes dans l’ascension sociale du héros, mais aussi de la sensualité teintée d’immoralité qui caractérise Rastignac et Georges Duroy. Dans le texte auquel sera consacrée la troisième séance, la sensualité devient prostitution et le cynisme devient corruption morale. S’il est difficile de faire de Maupassant un auteur naturaliste, même s’il a participé aux Soirées de Médan en 1880, Zola est connu pour être le chef de file du mouvement et cet extrait de La Curée, qui donnera lieu à un exercice d’entraînement au commentaire, est emblématique de cette esthétique, à laquelle il s’agira de sensibiliser les élèves. L’ironie à l’œuvre dans les trois textes précédents minait déjà le portrait en acte des personnages, sans toutefois leur faire perdre entièrement leur grandeur. Mais, avec Saccard, la prédation de l’ambitieux n’a plus le moindre sublime. L’épervier s’est métamorphosé en « chat » de gouttière en train de s’embourgeoiser. Saccard, parfaitement adapté à son milieu, est entièrement animalisé, réduit à des instincts qui en font un prédateur aussi sournois que redoutables. Il est aussi à l’image de son époque – le Second Empire – tout entière dominée par la corruption et le désir de s’enrichir, et le texte prend alors des allures de pamphlet. Le héros romanesque, au fil du siècle, subit ainsi les mêmes mutations et la même dégradation morale que Paris, métonymie de la France et personnage à part entière du roman réaliste et naturaliste. En guise d’évaluation sommative, on proposera aux élèves une dissertation sur le roman, dont le sujet sera précisé ultérieurement.
 
Caspar Friedrich, Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818

Deuxième partie : détail des séances


La première séance, d’une durée de deux heures, sera consacrée à la lecture analytique du texte de Stendhal. Il s’agira de montrer en quoi Julien, à l’image du roman lui-même, apparaît comme un personnage tendu entre idéalisme romantique et pragmatisme réaliste, entre ses rêves de gloire et la conscience d’un présent prosaïque.
Projection de Julien en héros épique : Rêve de combat avec une société qu’il méprise et souhaite mettre « à ses pieds ». Isotopies de la grandeur et de la hauteur qui symbolisent le désir d’ascension tout en magnifiant le monde vu par Julien. Hyperboles épiques, superlatifs «  le plus grand sacrifice » (a obtenu une augmentation), « du plus grand danger » (découverte du portrait de Napoléon), vocabulaire militaire « deux victoires ». Besoin de se percevoir en héros. Ecrit sa propre épopée, souhaite transformer sa vie en destin. Le désir d’isolement devient une posture, une volonté de se séparer, de se distinguer du commun des mortels. Figure de Napoléon sur laquelle se clôt l’extrait = modèle. Mais épopée dégradée : Julien semble s’être trompé d’époque. Sous la Restauration, le temps n’est plus à la gloire militaire. L’empereur est mort à Sainte-Hélène et l’épervier peut apparaître comme un double dégradé de l’aigle impérial.
Un héros romantique… L’ironie du narrateur transparaît derrière l’exaltation et l’emphase du personnage qui se rêve en héros épique, mais elle mine moins ses rêves d’ascension sociale que son idéalisme romantique, dont on trouve ici de nombreux topoï. La posture isolée, debout sur un roc immense, n’est pas sans rappeler Chateaubriand ou le tableau du peintre romantique, Caspar David Friedrich, Voyageur contemplant une mer de nuages. Point de vue interne, discours direct et indirect libre : goût pour l’introspection. Importance de la nature devenue projection de l’intériorité du personnage : montagnes = désir d’élévation et d’isolement ; soleil = rêve de gloire avec allusion au « soleil d’Austerlitz ». Forme de sublime.
… dans un roman réaliste : La référence aux « cinquante écus par an » introduit au cœur de ce tableau romantique le motif de l’argent qui traverse tout le corpus. Défi aux riches + rêve d’ascension sociale dont la première grande victoire est l’obtention d’une augmentation. Se dessine alors le portrait de l’ambitieux qui, pour parvenir à ses fins, devra renoncer à ses illusions et composer avec la réalité de son temps : or celui-ci n’est plus aux exploits militaires, mais aux affaires (politiques et financières). La dernière phrase, isolée à la manière de Julien sur son « roc immense », mêle ironiquement la voix du narrateur et celle du personnage. Si Julien interroge son avenir en le lisant dans le vol d’un épervier à la manière d’un haruspice, le narrateur – où plutôt l’auteur malicieux – joue avec les attentes de son lecteur. Au final, Julien ne satisfera son goût de l’isolement qu’en prison, après avoir tiré sur Mme de Rênal…
[Transition] Cet extrait du Rouge et le Noir nous présente un personnage d’ambitieux au début de son ascension, dans un roman d’apprentissage dont le parcours est symbolisé par l’étroit sentier pierreux qui mène vers le sommet des montagnes. Avec Balzac, l’entrée en scène de l’ambitieux sur le théâtre du monde est préparée, en coulisse, par un autre cheminement : celui qui, à la fin du Père Goriot et à la suite du convoi funèbre, conduit Rastignac de l’église Saint-Etienne du Mont au Père-Lachaise. Avec Rastignac, et après Julien, l’ambitieux devient un type romanesque dont la « gloire » littéraire est magistralement incarnée, à l’autre bout du XIXe siècle, par le triomphe de Georges Duroy à la fin de Bel-Ami. 


C’est à l’étude comparative de ces deux excipits romanesques, qui semblent se répondre de part et d’autre du siècle, que sera consacrée une deuxième séance de deux heures. Le lien entre ces deux extraits peut à première vue paraître bien mince tant les situations de Rastignac et de Duroy divergent alors : le premier, les poches désespérément vides (comme Georges au début de Bel-Ami…), est « forcé d’emprunter vingt sous » pour payer le pourboire des fossoyeurs, tandis que le second semble être parvenu au sommet de sa gloire. Pourtant, les élèves seront amenés, au fil d’une lecture approfondie, à relever les nombreux points communs entre les deux textes, des éléments narratologiques les plus simples à leur dimension réflexive.
La fin des deux romans prend la forme d’une cérémonie – funèbre dans l’un, matrimoniale dans l’autre – qui, tel le dénouement théâtral, prépare la sortie de scène des comédiens et la prise de congé du lecteur/spectateur. On amènera alors les élèves à relever et à interpréter la métaphore filée du théâtre à l’œuvre dans les deux extraits. Dans Le Père Goriot, la cérémonie est minutée, expédiée par des figurants du clergé pressés de rentrer en coulisses après avoir joué leur petit rôle (chanter des psaumes, dire une « courte prière »). Les nombreuses indications temporelles qui jalonnent le texte contribuent à l’effet de réel tout en renforçant l’impression oppressante du passage du temps (« vingt minutes », « cinq heures et demie », « six heures ») qui mène inexorablement vers « quelques pelletées de terre » jetées sur une bière. Petit à petit, le théâtre de la comédie se vide : avec le prêtre et l’enfant de chœur disparaît le maigre public (les serviteurs des Restaud et des Nucingen) puis les régisseurs (les deux fossoyeurs). Après le départ de Christophe, Eugène, « resté seul » peut enfin revêtir son grand rôle et tenir le devant de la scène, dont l’« éclairage » s’est modifié. La pénombre crépusculaire, en accord avec la cérémonie funèbre, sert de fond sur lequel se détache la silhouette de Rastignac, prêt à entrer sous les feux de la rampe, à « Paris […] où commençaient à briller des lumières ». Le modeste théâtre du Père Goriot vient de fermer ses portes et le brillant théâtre du « beau monde » est prêt à les ouvrir. Rastignac peut sortir de son silence. Lui qui a vécu la lamentable cérémonie funèbre « sans pouvoir prononcer une parole », déclame alors la première magistrale réplique de son nouveau personnage : « A nous deux maintenant ! ». Il peut être intéressant, à ce moment de l’analyse, de rappeler aux élèves l’étymologie du mot « personnage », issu du latin « persona » qui désigne d’abord le masque de l’acteur et signifie littéralement « à travers (per-) le son (sonum) ». C’est aussi par le son, par cette parole prononcée du haut du Père-Lachaise que Rastignac donne le ton de son rôle à venir. La théâtralité est encore exacerbée dans l’excipit de Bel-Ami où l’église de la Madeleine apparaît comme le royaume de l’illusion. Georges Duroy en est le roi, brillant sous « l’éclatant soleil » comme sous les feux de la rampe. Cette fin de roman apparaît alors comme la fin d’une représentation particulièrement réussie. C’est le moment du salut des comédiens et des acclamations d’un public enthousiasmé par la prestation de l’acteur principal, lui-même subjugué par son propre succès : « Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments ». Georges semble être le seul en scène. Comme le père Goriot, à peine évoqué dans le texte de Balzac, si ce n’est dans les propos de Christophe qui, par l’emploi de trois formes négatives, en propose un portrait en creux (comme s’il creusait déjà, par les mots, la tombe du vieil homme…), Suzanne est étrangement exclue de cette cérémonie dont elle devrait pourtant être le centre avec son mari. Cet effet est renforcé par le choix du point de vue interne nous livrant la vision exclusive de Bel-Ami qui, tout entier à sa mégalomanie, semble avoir totalement oublié la présence de sa jeune épouse. La mégalomanie de Georges (qui, contrairement à Rastignac, est bien le héros éponyme du roman qui s’achève), est perceptible tout au long de l’extrait, notamment dans l’isotopie de la foule (« défilé des assistants », « pleine de monde », « la foule amassée », « le peuple de Paris », « haies de spectateurs ») et dans les anadiploses (« la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy »). La présence du mot « peuple » transforme l’événement privé en événement public. Par le biais des comparaisons et des métaphores, une nouvelle illusion se superpose à la première : parce qu’il a grimé son nom pour lui donner une consonance noble correspondant mieux au statut qu’il a atteint (« Du Roy »), Bel-Ami a l’impression d’être un roi : son calme, la solennité de son pas et la hauteur de son regard l’apparentent à un empereur romain et fait de son mariage un triomphe à l’antique. Tout auréolé de cet éclat solaire, Bel-Ami ressort par contraste sur le fond de l’église ou de cette « foule noire » qui l’attend à l’extérieur. Le roman s’achève alors sur un autre objet éminemment théâtral : le miroir, devant lequel chaque comédien se regarde pour ajuster son maquillage et son costume avant d’entrer en scène.
Un deuxième axe permettra de mettre en lumière, dans les deux romans, une forme de subversion du sacré. Les deux scènes ont lieu, en effet, dans des lieux sacrés (église Saint-Etienne du Mont, Père-Lachaise, église de la Madeleine) dont la « mission » est dévoyée, à la fois par le héros et par l’auteur. Dans Le Père Goriot, l’enterrement du personnage éponyme marque la naissance de l’ambitieux sans scrupules, parfaite antithèse du vieillard dont le roman s’achève. Ce qui est présenté par le narrateur comme un « fait, si léger en lui-même » – l’absence d’argent et l’impossibilité de régler un infime pourboire – est en fait un événement capital, un point de bascule dans La Comédie humaine : l’avènement de Rastignac tel qu’il restera dans la mémoire littéraire. L’« accès horrible de tristesse » qu’éprouve le jeune homme est moins dû à la mort du père Goriot et au constat de l’ingratitude de ses filles, qu’à la prise de conscience douloureuse de son propre dénuement. Avec le roman réaliste, le thème de l’argent devient essentiel.  C’est une contrainte avec laquelle le héros doit composer, un aspect probant du schéma actantiel : un opposant avec lequel le sujet doit lutter. Le caractère sacré de la cérémonie est ici miné par l’isotopie de l’argent, associée à celle du temps, tout aussi envahissante. L’heure n’est plus aux épanchements lyriques ou pathétiques (que l’on enterre en même temps que ses dernières illusions) mais au calcul, et les prières sont à la mesure de leur tarif. A l’urgence de la cérémonie (« nous pourrons aller vite, afin de ne pas trop nous attarder », dit le prêtre) répond l’urgence de la réussite pour le héros (sortir du cimetière//sortir de la pauvreté). Si la cérémonie peut « aller vite », c’est d’abord parce qu’« il n’y a point de suite », puis parce que les carrosses sont aussi vides que les cœurs des filles de Goriot et les poches du héros. De cette association d’idées, et de leur enchaînement rapide, restitué par le rythme des phrases où dominent les verbes d’action, naît la détermination farouche de Rastignac, désormais pressé de partir à la conquête de Paris dont son regard semble « par avance » pomper le miel : « A nous deux, maintenant ! » Joignant l’acte à la parole, le temps d’un « bond » entre deux paragraphes (le bond que Georges Duroy rêve aussi d’effectuer entre « le portique de la Madeleine » et le « Palais Bourbon »), du haut du Père-Lachaise au cœur de la « ruche bourdonnante », le prédateur se retrouve alors « chez Mme de Nucingen ». Dans Bel-Ami, le sacré est également dévoyé : la cérémonie de mariage devient l’apothéose de l’égoïsme et du cynisme de Georges qui, exclusivement tourné vers lui, pense déjà à tromper celle qu’il épouse religieusement (alors qu’il est lui-même divorcé, ce qui est déjà une entorse aux principes de l’Eglise). Même s’il est présenté tout au long du texte au bras de Suzanne Walter, c’est Mme de Marelle – l’ancienne et sans doute future maîtresse – qui occupe ses pensées. Clotilde est le seul personnage qui se distingue dans ce récit où tous les autres sont noyés dans « le fleuve » de la foule. Sa présence donne lieu, au cœur de la sacristie et de l’extrait, à une courte scène de séduction où le désir réciproque se lit dans les regards et le jeu des corps. L’isotopie de la sensualité se mêle à celle de la spiritualité pour mieux la dévoyer et maintenir l’illusion, à l’image de la « douce pression qui pardonne et reprend », où la notion de pardon est détournée de sa dimension religieuse. La courte scène prend même une dimension parodique, comme le souligne la référence malicieuse à L’Education sentimentale : « Leurs yeux se rencontrèrent ». Malgré son attitude recueillie au début de l’extrait (« à genoux », « le front » baissé), la prière de Georges n’est qu’une forme de jouissance, de jubilation intérieure, et sa piété n’est qu’artifice, comme en témoignent la répétition ironique de l’adverbe « presque » et la proposition incise « sans savoir au juste à qui il s’adressait ». Cette piété apparaît donc davantage ici comme un sacrilège. Si la fin de Bel-Ami prend la forme d’une apothéose, c’est de manière illusoire : malgré son nom, changé en Du Roy pour correspondre à l’image qu’il veut donner de lui et qu’il se donne à lui-même, Bel-Ami est un usurpateur, un faussaire, un « illusionniste », à l’image de son créateur...
Dans les deux textes, on devine la présence de l’auteur qui, par son regard aiguisé et critique et par son ironie mordante, révèle à son lecteur les dessous de la comédie sociale. Aux lignes 13-14, les tournures généralisantes et le présent gnomique laissent entendre la voix de Balzac condamnant le matérialisme mesquin de son époque où même les prières se monnaient. L’auteur rend également visibles les mécanismes de son œuvre en montrant la naissance de son personnage, issu de ses propres désillusions sur la société de la Monarchie de Juillet. Des lignes 28 à 31, le mot « tombe », repris trois fois dans la même phrase (comme le mot « larme »), sous forme de polyptote ou de figure dérivative (« tombait », « la tombe », « tombent ») rend sonore la chute des derniers scrupules de Rastignac au fond du trou où repose le père Goriot, effet renforcé par l’allitération en [t]. Par le biais de l’exophore mémorielle (« une de ces larmes »), construction également prisée de Maupassant, le monde réel, celui du lecteur, est convoqué dans l’espace de la fiction. Le romancier fait ainsi appel aux références qu’il partage avec son lecteur, y-compris des références littéraires, pour mieux les mettre à distance : même si Rastignac lève les yeux vers les cieux, il n’y cherche aucune transcendance et, tout comme Julien Sorel, semble plutôt adopter ici une « posture littéraire » dont le sublime est aussitôt miné par la révélation du projet du héros : « pomper le miel » de ce beau monde qu’il méprise tout en rêvant d’en faire partie. L’ambitieux, l’arriviste, est alors prêt à fondre sur Paris, tout comme le roman réaliste s’apprête à conquérir la scène littéraire. Les cieux que contemple Rastignac trouvent un écho intéressant dans la divinité inconnue que prie Georges Duroy au début de l’extrait. Au final, si ces personnages se comportent comme des marionnettes, notamment Bel-Ami qui, tout à sa joie, accomplit des gestes mécaniques et balbutie des mots incompréhensibles, c’est parce qu’ils sont manipulés par une instance supérieure dont ils semblent ici percevoir étrangement la présence. La divinité qui a « ainsi favorisé » Georges ou que cherche à découvrir Eugène derrière « les nuages », c’est bien sûr l’auteur qui, comme Stendhal, maître de la « destinée » de Julien, décide de favoriser ou non la réussite sociale de celui-ci. Si Stendhal choisit de faire échouer Julien au seuil du triomphe en lui faisant accomplir un geste éminemment romantique dans son absence de calcul et la passion désespérée qu’il exprime, Balzac et Maupassant annoncent ou montrent le succès de l’arriviste dans une société des apparences à laquelle leurs personnages sont tout à fait adaptés (ce qui ne sera pas le cas, par exemple, de Lucien de Rubempré dans Les Illusions perdues…). La fin des deux romans reste ouverte et Paris offre une multitude de possibles. La somme romanesque de La Comédie humaine va donner à Rastignac le temps de devenir richissime, ministre et pair de France. Pour l’heure, la capitale est « tortueusement couchée » le long des deux rives de la Seine, tel un serpent, symbole de tentation. La description, poétique, associe la ville et le personnage à travers le jeu des métaphores et des allitérations en [s]. Le mot « lumières », immédiatement suivi par la mention des « yeux » de Rastignac, fait briller ce regard d’un éclat singulier, celui d’un serpent tenté par les richesses du beau monde qu’il contemple « presque avidement ». De « la place Vendôme » au « dôme des Invalides », les sonorités, rebondissant d’un mot à l’autre, semblent figurer le saut du héros dans la « ruche bourdonnante ». Entre colonne et dôme, l’évocation des lieux parisiens associe virilité et courbes féminines, apportant à la fin du roman une connotation discrètement érotique qui annonce la stratégie de conquête du héros. L’érotisme est plus clairement présent dans Bel-Ami qui se termine sur le mot « lit » et suggère la reprise d’une relation adultère, tandis que le nom de l’église renvoie à la première épouse de Georges, Madeleine Forestier, dont le rôle a été essentiel dans la réussite du héros. Les femmes jouent en effet un rôle capital dans l’ascension sociale du héros réaliste. Si le prédateur Georges Duroy ne bénéficie pas d’un espace romanesque aussi étendu que celui de Rastignac pour évoluer, la fin du roman de Maupassant laisse entendre que l’ascension de l’arriviste ne s’arrêtera pas là. Lui aussi vise une carrière politique, comme l’indiquent les références à la « chambre des députés » et au « Palais-Bourbon ». Comme l’incipit in medias res de Bel-Ami, cette fin ouvre l’espace de la fiction sur le monde réel. « Je montre dès les premières lignes qu'on a devant soi une graine de gredin, qui va pousser dans le terrain où elle tombera », écrit Maupassant au rédacteur de Gil Blas, en réponse aux critiques qui ont suivi la publication de son roman. La réussite de ce « gredin » grâce à la presse, aux femmes et aux manigances politiques, montre au lecteur que chaque époque a les héros qu’elle mérite…



On pourrait reprendre la formule de Maupassant pour qualifier Saccard. La « graine de gredin » est là, mais le terreau n’est pas tout à fait le même. Il ne s’agit plus d’un journal, comme dans Bel-Ami, mais de la mairie de Paris, « l’hôtel de ville ». Dans le roman naturaliste, qui radicalise les principes de l’écriture réaliste, le personnage ne fait qu’un avec son milieu, comme le montre la structure de l’extrait de La Curée où le portrait en acte d’Aristide Saccard suit la description de la ville à laquelle il est étroitement lié. L’analyse de ce texte sera l’occasion d’entraîner les élèves à l’exercice du commentaire, au cours d’une troisième séance de deux heures. Un rappel du contexte politique s’avérera nécessaire pour amener les élèves à bien saisir tous les enjeux du texte : La Curée est le roman de la « fête impériale », que Zola résume dans la formule binaire « l’or et la chair ». Afin d’identifier les principes de l’écriture naturaliste tels qu’ils sont mis en œuvre par Emile Zola dans ce passage, il s’agira de montrer en quoi la construction romanesque du personnage de Saccard est intrinsèquement liée à la « transformation » réelle de Paris sous le Second Empire.
Au chapitre II, le romancier commence par brosser le tableau de cette « époque de folie et de honte » que fut pour lui le Second Empire. Après avoir assassiné la République lors du coup d’État de 1851, les vainqueurs veulent jouir de leur victoire. Le thème de l’usurpation, de la République confisquée, se décline alors dans les images du vol et de la bande de malfaiteurs : « Il fallait à cette poignée d’aventuriers qui venaient de voler un trône un règne d’aventures ». On lit dans ce dernier oxymore, où les « aventures » contrastent avec l’idée de légitimité dynastique, toutes les contradictions de l’époque. Si, désormais « la politique épouvant[e] comme une drogue dangereuse », c’est parce que le Second Empire est né dans le sang de la répression : « Dans la ville où le sang de décembre était à peine lavé », on découvre avec stupeur « le grand silence de l’ordre », c’est-à-dire une presse muselée, une France bâillonnée et docile. L’expression « dans la paix aplatie du nouveau règne », très proche de l'hypallage (l’adjectif, utilisé de manière originale, ne concerne pas « la paix » mais ceux qui se soumettent au régime), évoque l’image d’un chien, « aplati » devant son maître, et dit le mépris du républicain Zola pour un pays qui a ratifié le coup d’État et plébiscité l’Empire à une immense majorité. Zola articule avec beaucoup d’habileté le mélange de peur et d’attente servile de la récompense qui lie le chien à son maître : du « silence » et de l’aplatissement à la « montée » des « rumeurs aimables » et des « promesses dorées et voluptueuses », la courbe s’inverse, « les affaires et les plaisirs » seront le prix de l’obéissance. Le thème de la curée court alors de manière implicite sous les métaphores de « la cohue » qui se rue au festin et qui n’est pas sans évoquer une meute jetée sur sa proie. « Paris se [met] à table », dans une frénésie de jouissances qui rappelle le luxe tapageur du Second Empire. Le « bruit naissant des pièces de cent sous » rend concrète la course au profit et l’éclat de l’or se substitue à celui du soleil, brillant aussi bien dans le texte de Stendhal que dans celui de Maupassant. Avec la métaphore filée du trésor, l’image de la meute demeure : tels des chiens creusant frénétiquement la terre pour trouver un os enfoui, les spéculateurs déterrent leur magot pour creuser Paris de tranchées, l’emplir de déblais, rasant maisons et collines, transformant la capitale en un vaste chantier de terrassement, en une véritable mine où l’on ramasse l’or à la pelle.
Dans ce règne « d’affaires véreuses » (adjectif qui peut également évoquer l’image de vers remuant la terre…), liées à l’haussmannisation, tout s’achète, les « consciences » comme les femmes, et Paris devient une véritable allégorie de la prostitution. Les « aventures » prennent ainsi une tournure galante et la verve du pamphlétaire transforme l’Empire en une vaste maison close où résonnent des « rires clairs de femmes » en écho à l’or qui sonne « sur le marbre des cheminées ». « L’heureuse expression d’Eugène Rougon », l’oncle d’Aristide devenu ministre de Napoléon III (« Paris se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert »), résume le sens du texte et fait ainsi de ce personnage, l’espace d’une ligne, le porte-parole de l’auteur pour qui la fête impériale est une gigantesque orgie. Paris - où toutes les nations viennent s’encanailler dans l’étourdissement des expositions universelles – est devenu sous l’Empire, le « mauvais lieu de l’Europe ». Ces images de la volupté, conjuguées à celles de l’or et de la table, achèvent d’assimiler le règne de Napoléon III à la Rome de la décadence et annoncent la chute du règne dans « cette folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des nations pourries et déshonorées ». Véritable pamphlet contre l’Empire, ce paragraphe où dominent les notes de l’or et de la chair, pour reprendre la formule de Zola, articule le thème de la curée à celui de l’orgie impériale et prédit à Napoléon III le sort de la Rome antique sombrant dans les voluptés de la décadence. En s’emparant de la liberté d’écriture qu’il semblait à peine concéder au romancier dans le Roman expérimental, Zola prouve qu’il est aussi un créateur de mythes. L’imaginaire romantique des grands mythes ressurgit sous sa plume : ici, métaphores et hyperboles convoquent le mythe de Sodome et Gomorrhe et font de Paris une parabole de la luxure.
Alors que l’énonciation du premier paragraphe promeut l’indistinction des individus par la métonymie « Paris », le second s’ouvre sur le nom du personnage dont le lecteur s’apprête à suivre le parcours dans le roman, « Aristide Saccard ». Ce personnage donne une matérialité romanesque à la figure du spéculateur. La « pluie chaude d’écus tombant dru » permet à cette « graine » de profiteur de germer et de s’épanouir dans le grand chantier parisien. Le lecteur peut alors suivre son parcours dans la capitale en pleine mutation. Il ne s’agit plus d’une ascension, ni d’une procession, mais de « courses continuelles » qui lui permettent de prendre la mesure de Paris, au sens propre comme au sens figuré. Le rapace, dont l’image plane dans les trois romans précédents, devient ici « un chat maigre en quête de proie » par le biais de la comparaison. Félin, c’est par ses sens qu’il flaire les bonnes affaires, comme en attestent les verbes d’action à l’imparfait ou au plus-que-parfait itératifs : il « sentait » ou « avait surpris ». L’homme se faufile et observe au cours de ses déambulations, perpétuellement affamé d’argent et de réussite. La dernière image semble annoncer à ce prédateur un destin d’opulence et d’embourgeoisement, comme le suggère le verbe « il engraissa même un peu » et l’expression « bon enfant ». Comme dans le premier paragraphe, hyperboles et métaphores – qui contribuent ici au grandissement épique de la spéculation, activité centrale dans « la bataille des intérêts » – contrastent avec l’isotopie de la bestialité qui révèle, sous toutes ces richesses, la réalité sordide et la bassesse des instincts. On peut alors également voir dans Saccard un double dégradé de l’auteur dont on sait qu’il connaissait lui aussi les rouages de la société, grâce à ses enquêtes approfondies sur les différents milieux qui la composent. Ces enquêtes lui permettent de construire les « plans » de son œuvre et contribuent ainsi à l’exécution de son « vaste projet de transformation » du roman. Il s’agit aussi pour le chef de file de l’école naturaliste de tracer des « voies nouvelles », celles imposée par son temps… La vision surplombante de Paris, perçu à travers le point de vue interne de Rastignac et de Bel-Ami dans les deux textes précédents, est remplacée ici par une description minutieuse du dessous des cartes, figuré par l’isotopie du souterrain et par l’évocation des « rideaux soigneusement tirés » derrière lesquels le romancier omniscient permet au lecteur de s’insinuer.
 
Camille Pissarro (1830-1903), Avenue de l'Opéra

En guise d’évaluation sommative, on proposera aux élèves le sujet de dissertation suivant : « Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision la plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. […] J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes », écrit Maupassant dans la préface de son roman Pierre et Jean. Vous commenterez cette conception de l’art du romancier dans un développement argumenté prenant a-pui sur les textes étudiés au cours de cette séquence ainsi que sur les différents romans que vous avez lus. La quatrième et dernière séance sera l’occasion de corriger cette dissertation. On attendra que les élèves s’interrogent sur le sens du mot « illusionniste » tel que l’entend ici Maupassant, et qu’ils fassent apparaître le caractère à première vue paradoxal de cette citation qui associe le réalisme à l’illusion. En ce début d’année, on n’attendra pas forcément des élèves une démarche dialectique, pour laquelle ils ne posséderaient pas encore les connaissances nécessaires, mais plutôt un plan analytique prenant appui sur l’étude des différents éléments constitutifs de cette définition. Ainsi, dans une première partie, on montrera en quoi le roman peut être une « photographie » du réel : en effet, en multipliant les effets de réel tels les descriptions et les portraits minutieux, le recours au discours direct, au langage parlé, la mise en valeur de détails qui donnent une impression de vérité, en enquêtant sur les lieux de l’action de son roman, en s’appuyant sur des théories scientifiques, le romancier cherche à faire de son œuvre le reflet le plus exact possible du monde réel. Mais l’artiste n’en est pas pour autant un simple « photographe » du réel ; c’est ce que l’on s’attachera à démontrer dans une deuxième partie, en s’intéressant notamment à la nécessité de faire des choix, d’organiser l’intrigue vers une fin, de construire le récit et de faire vivre des mots et des êtres de papier dans l’imagination du lecteur. On terminera la dissertation sur l’idée que le roman est avant tout une œuvre d’art, et qu’il propose à ce titre une image saisissante, une « vision » de la réalité à travers le « tempérament » d’un artiste, vision qui est interprétation de la réalité et qui nécessite elle-même l’interprétation du lecteur. 

Conclusion :


Au terme de cette étude, les élèves auront pu…. [faire le bilan de la séquence tout en répondant à la problématique posée à la fin de l’introduction, puis proposer des prolongements : par exemple, l’étude du tableau de Courbet, Un enterrement à Ornans, caractéristique de l’esthétique réaliste et entrant en résonance avec la fin du Père Goriot. Terminer par une ouverture sur la séquence suivante. Ici, on pourrait penser à Pierre et Jean, roman de Maupassant avec lequel la dissertation ferait la transition].

Cécile Boisbieux

Récréation! Graine de soleil, un roman de Cécile Boisbieux

Axel et Lisa vivent avec leur père dans une grande maison d’un quartier bourgeois de Toulouse. Leur mère est repartie depuis de nombreuses années à Barcelone, sa ville natale, et ne donne presque jamais de nouvelles. Les deux enfants ont dû grandir avec cette absence. Passionnée de littérature et de musique, Lisa est étudiante en licence de Lettres Modernes. A peine plus âgé que sa sœur avec laquelle il entretient depuis toujours une relation fusionnelle, quasi incestueuse, Axel ne fait rien de sa vie et semble rongé par un désir malsain d’autodestruction. Depuis quelques mois, il fréquente le patron du Monkey Club, un homme à la réputation sulfureuse soupçonné d’être au centre d’un important réseau de trafic de cocaïne et de prostitution masculine.
Le soir de ses vingt ans, au cours de la fête d’anniversaire qui réunit tous ses amis, Lisa reçoit un étrange cadeau anonyme, un manuscrit vierge portant seulement le titre du récit –Graine de Soleil – dont elle avait entrepris l’écriture entre dix et treize ans avant d’abandonner son héros, un jeune Inca du XVIe siècle, double fictif d’Axel, dans les méandres de l’intrigue. Incitation à terminer l’aventure ou volonté sournoise de réveiller de terribles secrets enfouis au plus profond de sa mémoire, ce cadeau va bouleverser la vie de Lisa et celle de son frère.



Commentaires