Agrégation: copie de didactique notée 17/20 au concours


« Les comédies ne sont faites que pour être jouées », écrivait Molière dans sa préface à L’Amour médecin. Ce n’est pourtant qu’au XVIIIe siècle, avec Beaumarchais notamment, que les dramaturges ont commencé à s’intéresser véritablement à la mise en scène et à en inscrire les modalités dans le texte de leurs pièces. Aborder « le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours » en classe de Première, c’est amener les élèves à percevoir les enjeux spécifiques du genre théâtral, qui trouve sa réalisation dans la représentation. Le corpus soumis à notre étude, en confrontant les scènes d’exposition, précédées de la liste des personnages, des trois pièces composant la trilogie de Beaumarchais, Le Barbier de Séville, ou La Précaution inutile, La folle Journée ou Le Mariage de Figaro puis La Mère coupable, permet non seulement de faire prendre conscience aux élèves des rapports qui unissent le texte théâtral et sa représentation, mais aussi de montrer l’évolution du genre dramatique, de la comédie classique au drame bourgeois. L’inscription de l’œuvre de Beaumarchais dans un siècle mouvementé – « remué de fond en comble », pour reprendre la formule de Figaro dans La Mère coupable – sera aussi l’occasion de montrer le rapport particulier qu’entretient le texte avec le réel. Dix-sept ans – et une Révolution – séparent en effet Le Barbier de Séville, comédie légère, à l’image des héros jeunes et insouciants qu’elle met en scène, représentée pour la première fois en 1775, de La Mère coupable, drame à l’atmosphère funèbre joué en 1792. Entre les deux, La folle Journée, plus connue sous le titre du Mariage de Figaro, met en scène la tension entre gravité et légèreté incarnée par les deux protagonistes, Suzanne et Figaro, dont l’amour est menacé par le désir du comte, leur maître. Les rapports maîtres-valets sont au cœur de ces œuvres et la rébellion de Figaro, dans son célèbre monologue de la scène 3 de l’acte V (« Qu’avez-vous fait pout tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître ») a conféré à cette pièce, représentée seulement cinq ans avant la prise de la Bastille, une dimension révolutionnaire. En faisant le choix d’une trilogie dramatique, Beaumarchais innove, soucieux de renouveler le genre théâtral, comme en témoigne son Essai sur le genre dramatique sérieux. Ses théories sur le drame bourgeois sont d’ailleurs proches de celles de Diderot dans Entretien sur Le Fils naturel ou Le Paradoxe du comédien. L’innovation majeure que révèle notre corpus est sans doute le choix de la trilogie, qui donne aux personnages une épaisseur romanesque, tout en leur conférant la profondeur du réel. Le comte Almaviva, Figaro, Rosine, Suzanne vivent et vieillissent dans l’espace temporel qui sépare et relie à la fois les trois pièces. La légèreté de la jeunesse s’est transformée en vertu austère nourrie des expériences de la vie et teintée de nostalgie. La tonalité grave et moralisante de La Mère coupable, au titre évocateur, recouvre d’un voile funèbre l’espace scénique, le hors-scène, mais aussi les histoires d’amour du passé. Le « bouquet funèbre » préparé par Suzanne est un adieu au doux temps de la jeunesse. Les adversaires et la nature du conflit – ce « heurt fondamental » examiné par Hegel dans son Cours d’esthétique – ont évolué eux aussi dans le sens d’une aggravation. Si Le Barbier de Séville opposait le comte Almaviva, alors jeune premier, au barbon Bartholo, Le Mariage de Figaro dresse l’un contre l’autre les alliés de la veille, le comte et Figaro. La Mère coupable fait apparaître un personnage de scélérat, Begearss, adversaire commun de Figaro et de Suzanne, hypocrite qu’il s’agit de démasquer. Si le désir semble également mouvoir Begearss, qui souhaite épouser Florestine, il est associé à des enjeux plus mesquins, plus pervers, plus sombres, à l’image de la pièce, drame et non plus comédie. En conjuguant tous ces enjeux, il s’agira, au cours de notre séquence, de montrer que ces scènes d’exposition proposent au lecteur comme au spectateur une esthétique du dévoilement qui permet à la fois d’entrer dans l’univers de la fiction et de prendre la mesure du cœur de l’homme.


« Le dramaturge, "ce grand machinateur d’intrigues" », tel pourrait être le titre, en écho à la périphrase qualifiant Begearss, d’une séquence que nous placerions volontiers au premier trimestre, dans la mesure où les élèves de Première ont pratiqué le genre théâtral depuis le début de leur scolarité et maîtrisent le vocabulaire d’analyse propre à la dramaturgie. La classe de Seconde les a familiarisés avec les règles du théâtre classique – unités, bienséance, vraisemblance – et avec les structures internes et externes étudiées par Jacques Schérer dans La Dramaturgie classique en France. Ces prérequis sont en effet indispensables pour percevoir les continuités, les évolutions et les ruptures du théâtre de Beaumarchais. Il s’agira alors de mettre en évidence les relations entre texte et représentation tout en rendant les élèves sensibles à l’évolution du genre et de la tonalité des trois pièces et à l’originalité de l’entreprise et de la langue de Beaumarchais. Notre séquence proposera une étude transversale du corpus afin de mettre en lumière les points communs et les différences de ces trois scènes d’exposition et d’inciter les élèves à circuler dans l’œuvre de Beaumarchais comme dans un théâtre ouvert. La première séance, qui exigera une lecture préalable du corpus, dont les extraits sont longs, sera centrée sur la trilogie dramatique et invitera les élèves à réfléchir à l’horizon d’attente des titres, à relever les informations données par l’exposition sur l’action et les personnages. Ils percevront ainsi la continuité dramatique entre les trois pièces. L’étude se poursuivra dans une deuxième séance consacrée à l’évolution du théâtre de Beaumarchais de la comédie au drame bourgeois. Les élèves auront à réfléchir sur l’assombrissement progressif de l’atmosphère, sur le rôle et les enjeux du déguisement et de la feinte, et sur l’évolution de la légèreté à la vertu, du comique au sérieux – voire au pathétique. La troisième séance permettra d’examiner les rapports entre le texte et sa représentation et de découvrir que certains personnages deviennent les doubles de l’auteur et du metteur en scène, comme eux « grand[s] machinateur[s] d’intrigues, fomentant le trouble avec art ». A travers l’évolution de ses personnages et de son théâtre, Beaumarchais propose en effet un regard spéculaire sur son art et les pièces peuvent aussi se lire dans leur dimension métathéâtrale. La séquence s’achèvera sur une évaluation sommative consistant en un commentaire de la première scène du Mariage de Figaro dont nous proposerons une correction.




La première séance, construite autour de la notion de « trilogie dramatique », invitera d’abord les élèves à s’interroger sur l’horizon d’attente des différents titres au regard de la liste des personnages et de la première scène de chaque pièce. Le personnage éponyme du Barbier de Séville est donc Figaro, homme du peuple dont le statut de protagoniste principal semble confirmé par le titre de la deuxième pièce. Le sous-titre, La Précaution inutile, reprend un topos de la comédie farcesque et de la Commedia dell’arte en laissant entendre que, malgré ses précautions – « les croisées […] grillées » – le barbon Bartholo (dont le type de rôle semble contenu dans les sonorités de son nom) sera joué. Si les élèves ont lu ou étudié L’Ecole des femmes en Seconde, ils feront aisément le lien entre Bartholo et Arnolphe, les deux barbons ridicules, et Rosine et Agnès, les deux ingénues. Ils saisiront ainsi les effets d’intertextualité et prendront conscience de l’importance de « l’innutrition » – pour reprendre le mot de Du Bellay – et de la mise à distance nécessaire à la création d’un théâtre à la fois novateur et inscrit dans la tradition. En examinant par la suite la liste des personnages, ils repèreront la présence constante de deux d’entre eux : le comte Almaviva et Figaro, et s’interrogeront sans doute sur l’identité de la comtesse dont le nom n’est pas précisé. Une lecture plus attentive des premières scènes leur permettra de deviner qu’il s’agit de Rosine, jeune « rose » désirée dans la première pièce, épouse délaissée dans la deuxième et, au final, femme « très malheureuse, et d’une angélique piété » dans le drame. Le titre, La Mère coupable, suggère une faute de la part de la comtesse, seul personnage à être mère dans la pièce, le chevalier Léon étant son fils. Aucun élément de la liste des personnages ou des deux premières scènes ne permet de connaître la nature de cette faute, toutefois, le monologue pathétique de Suzanne, ponctué d’exclamations et de soupirs, évoque « un autre homme qui n’est plus ». Le bouquet funèbre, aux couleurs du cœur brisé de la comtesse, laisse deviner un amour défunt (et donc illégitime). Il serait sans doute inutile d’évoquer le rôle de Chérubin dans l’intrigue, toutefois, « l’angélique piété » de la comtesse ne fait-elle pas écho au nom de l’être aimé ?
En relevant les fils emmêlés des différents extraits – à l’image de l’imbroglio du Mariage – il sera aisé de comprendre l’évolution familiale, sociale, morale et historique subie par les personnages. De barbier, Figaro est devenu « valet de chambre du comte et concierge du château », bientôt marié à Suzanne malgré l’obstacle représenté par son maître ingrat, avant de progresser socialement en devenant « chirurgien et homme de confiance du comte ». Un certain ordre est revenu dans les relations de Figaro et du comte, mais le valet rusé, dans la liste des personnages de La Mère coupable, a reculé, dépassé par un nouveau venu, intrigant qui apparaît d’emblée comme un obstacle. Figaro, qui n’est plus le personnage éponyme, a « régressé » dramatiquement en s’élevant socialement et moralement car, en 1790, l’heure n’est plus à la comédie…
Au terme de cette séance, les élèves auront réuni les fils tissés entre les trois pièces et permettant de donner à ces personnages l’épaisseur du réel. Le choix de la trilogie rapproche l’œuvre de Beaumarchais de l’univers romanesque. Les personnages ne prennent pas seulement vie sur scène, le temps de la représentation, mais continuent d’évoluer entre les pièces. Le dramaturge, en effet, approfondit la psychologie de ses personnages au fil des œuvres et crée même des liens entre la fiction et la réalité. La famille du comte Almaviva, Figaro et Suzanne, sont soumis aux aléas de l’Histoire, s’y adaptent, y gagnent en « expérience » ou y perdent leurs « illusions ». Ils vieillissent comme les lecteurs et les spectateurs qui peuvent être ainsi « touchés » par le spectacle de leur vie, ce qui est l’un des objectifs du drame tel que le définissent Beaumarchais et Diderot.
Pour toucher le public, Beaumarchais choisit le drame larmoyant en 1790, époque sombre où la terreur a remplacé les idéaux révolutionnaires. Cette perte des idéaux, des illusions, est visible à travers notre corpus, dans l’évolution de la comédie au drame, évolution qui sera l’objet de notre deuxième séance. Dans Le Barbier de Séville, l’atmosphère est légère. Le nom des valets – « La Jeunesse » pour le plus vieux et « L’Eveillé » pour le plus endormi – parce qu’ils fonctionnent par antiphrase, font sourire le lecteur. Les thèmes du déguisement – que le comte multiplie au fil des actes – et du libertinage, auxquels s’ajoute un cadre espagnol, ne sont pas sans évoquer Dom Juan de Molière. Dans le monologue de la première scène, Almaviva évoque ses conquêtes de Madrid dans un vocabulaire galant (« quelque aimable ») qui discrédite ses protestations d’amour à l’égard de Rosine. Le jeu sur le mot « jalousie » qui, par syllepse, renvoie à la fois à la persienne de la croisée et au sentiment de Bartholo, témoigne d’un ton spirituel vers lequel a évolué la comédie avec Marivaux et Beaumarchais. Toutefois, cette spiritualité est encore plus frappante dans le dialogue initial du Mariage de Figaro, véritable feu d’artifice verbal dont la vivacité témoigne d’une éblouissante maîtrise du langage, comme nous le verrons dans le commentaire final. Cette maîtrise sera d’ailleurs une arme redoutable contre les manigances du comte. Celui-ci, en effet, est de nouveau un « prédateur », mais ses victimes, en changeant de statut, infléchissent le comique de la situation : il ne s’agit plus de tromper un barbon ridicule et de rétablir ainsi une forme d’équilibre naturel – les jeunes gens doivent se marier ensemble – mais d’abuser d’un « ancien droit du seigneur » aux dépends de Figaro qui l’a pourtant aidé dans la pièce précédente – et surtout de sa jolie fiancée. Le droit de cuissage est un renvoi aux lois féodales et annonce, dès la première scène, la portée politique de la pièce. La scène reste néanmoins légère, malgré la menace qui pèse sur les futurs mariés, notamment grâce aux caractères enjoués des deux protagonistes dont l’amour sincère s’oppose aux sentiments périmés du comte, Don Juan vieillissant délaissant une comtesse-Elvire qui se languit. Rosine, en perdant son prénom de fleur pour devenir « la comtesse », semble avoir aussi perdu, aux yeux de son mari du moins, le charme qui le conduisait sous sa fenêtre dans Le Barbier de Séville. Le « grand fauteuil de malade » mentionné dans la didascalie sur laquelle s’ouvre la scène, n’est-il pas à l’image d’un amour malade, mais aussi, peut-être, d’une comédie malade évoluant petit à petit vers le drame ?
Dans La Mère coupable, le comte a certes perdu son orgueil et, visiblement, sa tendance au libertinage, mais cette nouvelle vertu prend la forme d’une « humeur […] sombre et terrible » bien plus inquiétante que son inconstance ou son abus de pouvoir. Cette humeur semble avoir gagné son valet qui apparaît ici comme son double. Les domestiques s’assimilent d’ailleurs aux maîtres (« Nous avons l’air de tout le monde ! ») par l’emploi du pronom « nous » créant une forme d’égalité fantasmée par la Révolution – mais Suzanne semble surtout nostalgique du passé ! – et surtout par le ralliement à une cause commune : tous sont menacés par un nouveau personnage typique du drame : le scélérat, incarné ici par l’Irlandais Begearss. Cette présence menaçante contribue à assombrir l’atmosphère. Au doux prénom « Rosine » rapprochant métaphoriquement la jeune femme de la rose transformée en topos de la poésie lyrique – on pense bien sûr à « Mignonne, allons voir si la rose… » de Ronsard – a succédé le « bouquet de fleurs d’orange appelé chapeau de la mariée » que Suzanne noue à ses cheveux au début du Mariage de Figaro, puis le bouquet funèbre de La Mère coupable, symbole de souffrance et de mort. Ce motif parcourt la trilogie et pourrait devenir le symbole de l’évolution du genre entre les trois pièces. Les soupirs de Suzanne ne font qu’accentuer l’impression de tristesse pesante et de nostalgie qui envahit progressivement la scène. L’oxymore « triste fantaisie » sur lequel s’achève le monologue inaugural pourrait caractériser la pièce qui s’ouvre à la fois sur une atmosphère funèbre et sur le projet d’une nouvelle « machination » dans laquelle le public espère retrouver un peu de la fantaisie des pièces précédentes…

La troisième séance sera consacrée aux rapports entre le texte et sa mise en scène et à la dimension métathéâtrale des différents extraits. Il s’agira d’abord de mettre en évidence la portée à la fois dramatique et symbolique des costumes précisément décrits par Beaumarchais, notamment dans Le Barbier de Séville. Le costume brun et le chapeau noir du comte témoignent de sa volonté de dissimulation. Il cache sous ce large manteau qui masque son identité de riches habits qui dévoilent son rang véritable. Comme dans le théâtre de Marivaux, nous sommes dans un monde de faux-semblants apte à dévoiler la vérité : le grand manteau du comte s’ouvrira à la fin sur la vérité de son rang comme le rideau du théâtre s’ouvre sur une scène où sont représentés les cœurs humains, voilés eux aussi sous le masque des comédiens. Don Bazile aussi porte un chapeau noir, mais celui-ci symbolise non la vérité voilée mais la duplicité, comme on le comprendra à travers les propos de Suzanne dans Le Mariage de Figaro. Le costume de Figaro, pittoresque, a contribué à faire de ce personnage le type du valet rusé et rebelle, maître de l’intrigue et héritier du Scapin de Molière. Le décor, comme les costumes, a une portée symbolique : les croisées ont des grilles suggérant l’enfermement de Rosine – elles auront aussi un intérêt dramatique. Le passage de la rue à l’intérieur de la maison de Bartholo suggère l’entrée du comte dans le cœur de Rosine… Dans la première scène, il attend que la jeune cloitrée « se montre » derrière sa jalousie comme la comédienne « se montre » sur la scène. Le monologue d’Almaviva, artificiel puisque le personnage est seul et n’a aucune raison de parler à voix haute, fait apparaître la complexité de l’énonciation théâtrale à laquelle il s’agira de sensibiliser les élèves. Almaviva mime en effet un dialogue entre lui-même et un « aimable », sceptique quant à la raison de son projet. Ce faisant, il instaure un dialogue avec le lecteur-spectateur, comme en témoignent la phrase interrogative et la sentence au présent gnomique : « chacun court après le bonheur ». Il peut ainsi exposer les raisons de sa présence sur scène et son projet d’être aimé « pour soi-même », goût du naturel qui contraste curieusement avec sa propension à l’artifice…
Le Mariage de Figaro s’ouvre sur un personnage qui prend les mesures de la scène, geste à la signification métathéâtrale. Le « fauteuil de malade » présent sur cette scène est « grand » car il se transformera en « troisième lieu », cette invention de Beaumarchais permettant un jeu de cache-cache comique et une mise en abyme du genre théâtral qui culmineront dans le dernier acte. Le personnage, en prenant les mesures, apparaît comme un double du dramaturge soucieux de la scénographie. Au cours du dialogue qui suit, Suzanne évoque le goût de son fiancé pour « l’intrigue ». Cette intrigue est aussi celle que « machine » l’auteur pour prendre le lecteur-spectateur dans ses filets, le toucher, le captiver… Or, elle apparaît ici comme un moyen « d’attraper ce grand trompeur » qu’est le comte, c’est-à-dire de rétablir la justice et la vérité. La scène est bien le lieu d’une esthétique du dévoilement.
Dans La Mère coupable, l’intrigue doit « marche[r] au but « afin de démasquer Begearss. Toutefois, ce nouveau personnage apparaît lui-même comme un « profond machinateur », adversaire par conséquent redoutable et autre double du dramaturge construisant des intrigues de plus en plus complexes. La pièce annonce un duel entre Figaro, le « bon », « l’homme de confiance » et Begearss, le méchant, le traître qui connaît les « secrets » de tous, la vérité, mais est prêt à s’en servir pour nuire, sorte de double maléfique du héros. L’allusion à Tartuffe – dont l’entrée sur scène est retardée comme celle de l’Irlandais, créant un effet d’attente qui renforce la curiosité du lecteur – inscrit le personnage dans une lignée d’hypocrites qui incarnent aussi la théâtralité, la racine grecque du mot renvoyant au comédien, à celui qui « porte un masque ». Pour démasquer l’hypocrite, Suzanne et Figaro se font à leur tour comédiens, « feign[ant] d’être brouillés » pour mieux « tromper le trompeur » et découvrir la vérité, dans un jeu de mise en abyme témoignant de la spécularité de l’œuvre. Comme dans Le Barbier de Séville, le caractère artificiel de cette exposition est souligné par Suzanne : « Mon pauvre Figaro […] tu commences à radoter ? Si je sais tout cela, qu’est-il besoin de me le dire ? ». Le personnage lui-même témoigne ici de la double énonciation théâtrale telle qu’Anne Ubersfeld l’a analysée dans Lire le théâtre. Telle une spectatrice présente sur scène, Suzanne ne doit « jamais perdre » Begearss « de vue ». En lui expliquant son rôle, Figaro incite le public à être attentif à tous les signes susceptibles d’être porteurs de sens et Beaumarchais nous invite à une démarche herméneutique. Le théâtre est une « machine cybernétique » – pour reprendre l’image de Roland Barthes – qui sollicite plusieurs sens à la fois et peut ainsi dévoiler les vérités cachées sous la parole trompeuse ou erronée. Le lecteur, quant à lui, bénéficie d’informations préalables que le spectateur ne découvre qu’au fil de la représentation.

En guise d’évaluation sommative, les élèves auront à rassembler et à organiser les différents éléments d’analyse afin de rédiger un commentaire de la première scène du Mariage de Figaro dont nous proposerons la correction dans notre quatrième et dernière séance. Il s’agira de montrer les caractéristiques et les enjeux de l’exposition, tout d’abord en faisant apparaître les liens de cette pièce avec Le Barbier de Séville, ainsi que les différentes informations données sur l’action et les personnages. Le rideau s’ouvre en effet sur une action qui commence in medias res et toute l’habileté du dramaturge consiste à informer les spectateurs de la manière la plus naturelle possible. L’ignorance – ou la naïveté de Figaro ici – permet à Suzanne de l’informer en même temps que nous. Une deuxième partie s’intéressera à la mise en scène et aux rapports du texte à la représentation. Elle montrera notamment la situation stratégique de la chambre des futurs mariés entre l’appartement du comte et celui de la comtesse. Symboliquement, cet emplacement suggère la séparation du couple d’aristocrates et l’union des valets, menacée toutefois par le désir du comte symbolisé par le don du lit. Nous développerons ici l’étude de la vivacité et de la spiritualité du dialogue qui constituera notre troisième partie. La stichomythie du début suggère la rapidité et l’entêtement de Suzanne dans son refus. Les antithèses et les parallélismes (« raison » / « tort », « détruit » / « repent ») créent un rythme bondissant. L’ironie domine dans les répliques de Suzanne jouant de la répétition des onomatopées « zeste ! », « crac ! » en en modifiant le sens. La connotation érotique reste sous-entendue, retenue par l’aposiopèse « en trois sauts… ». Le propos reste suggestif, n’est jamais pesant. L’évocation des « beaux yeux de ton mérite » fonctionne par hypallage et l’ironie mordante et tendre à la fois ne dissimule pas une critique piquante de l’ingratitude du comte. La formule paradoxale « Que les gens d’esprit sont bêtes ! » est une pointe contre la naïveté de Figaro, mais le ton reste léger et ne transforme pas la scène en scène de conflit ou de dispute. Figaro, spirituel lui aussi, joue sur l’expression commune « avoir des cornes de cocu » sans jamais la formuler vulgairement. Le jeu de scène final autour du baiser renforce la légèreté, la spiritualité du dialogue tout en renforçant l’image d’un couple uni. L’allusion érotique de la formule de Figaro (« du soir au matin ») suggère le désir, l’impatience, mais le titre, La folle Journée, laisse entendre que de nombreuses péripéties viendront mettre l’impatience du futur marié à l’épreuve…

Au terme de cette séquence, les élèves auront perçu les enjeux fondamentaux de l’écriture dramatique, cette « écriture glacée dans l’encre de sa page », attendant son destin : la représentation », comme l’écrit Daniel Mesguich dans L’Eternel Ephémère [NB : la citation exacte est : cette « lettre en souffrance, glacée dans l’encre et sur la page » attendant son « destin : le théâtre »]. Le choix d’une trilogie dramatique apporte aux personnages de Beaumarchais une dimension romanesque et convient à la volonté de toucher le public en lui présentant des individus proches de lui sans être ridicules. La dimension métathéâtrale des textes aura également permis de réfléchir à la spécificité de ce genre dévoilant, selon Beaumarchais et Marivaux, des vérités sous le voile des apparences et des faux semblants. A la suite de cette séquence, nous proposerons aux élèves l’étude du Mariage de Figaro dans son intégralité afin d’approfondir l’observation des innovations scéniques de Beaumarchais et de leur donner la clé du chagrin et de « l’angélique piété » de la comtesse : Chérubin, le jeune page amoureux. En prolongement, nous pourrons également analyser le tableau de Fragonard, Le Verrou, dont l’atmosphère légère et libertine fait écho à celle de la pièce. Le Verrou propose de plus lui aussi une esthétique du dévoilement à travers un jeu de tentures et de rideaux entourant un lit aux rondeurs féminines. Ce lit pourrait être celui de Suzanne et de Figaro et suggérer le désir du comte Almaviva…


 
Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou (huile sur toile peinte entre 1774 et 1778)


Récréation! Graine de soleil, un roman de Cécile Boisbieux

Axel et Lisa vivent avec leur père dans une grande maison d’un quartier bourgeois de Toulouse. Leur mère est repartie depuis de nombreuses années à Barcelone, sa ville natale, et ne donne presque jamais de nouvelles. Les deux enfants ont dû grandir avec cette absence. Passionnée de littérature et de musique, Lisa est étudiante en licence de Lettres Modernes. A peine plus âgé que sa sœur avec laquelle il entretient depuis toujours une relation fusionnelle, quasi incestueuse, Axel ne fait rien de sa vie et semble rongé par un désir malsain d’autodestruction. Depuis quelques mois, il fréquente le patron du Monkey Club, un homme à la réputation sulfureuse soupçonné d’être au centre d’un important réseau de trafic de cocaïne et de prostitution masculine.
Le soir de ses vingt ans, au cours de la fête d’anniversaire qui réunit tous ses amis, Lisa reçoit un étrange cadeau anonyme, un manuscrit vierge portant seulement le titre du récit – Graine de Soleil – dont elle avait entrepris l’écriture entre dix et treize ans avant d’abandonner son héros, un jeune Inca du XVIe siècle, double fictif d’Axel, dans les méandres de l’intrigue. Incitation à terminer l’aventure ou volonté sournoise de réveiller de terribles secrets enfouis au plus profond de sa mémoire, ce cadeau va bouleverser la vie de Lisa et celle de son frère.

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