Sujet
Dans
une classe de Première L, vous entreprenez une étude du corpus proposé, dans le
cadre de l’objet d’étude : « Les réécritures, du XVIIe
siècle jusqu’à nos jours ».
Dans
une composition argumentée, vous définirez votre projet d’ensemble et ses
modalités d’exécution en justifiant vos choix.
- Texte
1 :
MOLIERE, Dom Juan ou le Festin de pierre,
V, 4, 5, 6, 1665.
- Texte
2 :
Charles BAUDELAIRE, « Don Juan aux enfers », Les Fleurs du mal, 1857.
- Texte
3 :
Henry de MONTHERLANT, La Mort qui fait le
trottoir, III, 7, 1956.
- Texte
4 : Eric-Emmanuel SCHMITT, La Nuit de Valognes, III, 16, 1991.
Texte 1 : MOLIERE, Dom Juan ou le Festin de pierre, Acte V,
scènes 4, 5, 6, 1665.
SCENE 4
DOM JUAN,
SGANARELLE.
SGANARELLE. –
Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste,
et je vous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant. J'espérais
toujours de votre salut ; mais c'est maintenant que j'en désespère ; et je
crois que le Ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout
cette dernière horreur.
DOM JUAN. – Va,
va, le Ciel n'est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les
hommes...
SGANARELLE, apercevant le Spectre. – Ah ! Monsieur,
c'est le Ciel qui vous parle, et c'est un avis qu'il vous donne.
DOM JUAN. – Si
le Ciel me donne un avis, il faut qu'il parle un peu plus clairement, s'il veut
que je l'entende.
SCENE V
DOM JUAN, UN
SPECTRE, en femme voilée, SGANARELLE.
LE SPECTRE. – Dom
Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ;
et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.
SGANARELLE. – Entendez-vous,
Monsieur ?
DOM JUAN. – Qui
ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.
SGANARELLE. – Ah
! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnais au marcher.
DOM JUAN. – Spectre,
fantôme ; ou diable, je veux voir ce que c'est.
(Le
Spectre change de figure et représente le Temps avec sa faux à la main.)
SGANARELLE. – Ô
ciel ! Voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?
DOM JUAN. – Non,
non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec
mon épée si c'est un corps ou un esprit. (Le
Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.)
SGANARELLE. – Ah
! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.
DOM JUAN. – Non,
non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir.
Allons, suis-moi.
SCENE VI.
LA STATUE, DOM
JUAN, SGANARELLE.
LA STATUE. – Arrêtez,
Dom Juan ! Vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.
DOM JUAN. – Oui.
Où faut-il aller ?
LA STATUE. – Donnez-moi
la main.
DOM JUAN. – La
voilà.
LA STATUE. – Dom
Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel
que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
DOM JUAN. – Ô
Ciel ! Que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon
corps devient un brasier ardent. Ah !
(Le
tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre
s'ouvre et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il est
tombé.)
SGANARELLE. – Ah
! Mes gages ! Mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait. Ciel offensé,
lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes
mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n'y a que moi
seul de malheureux, qui, après tant d'années de service, n'ai point d'autre
récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon maître punie par le plus
épouvantable châtiment du monde. Mes gages ! Mes gages ! Mes gages !
Texte 2 : Baudelaire, « Don Juan
aux enfers », Les Fleurs du mal,
1857.
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| Delacroix, La Barque de Don Juan, 1841 |
Don Juan aux enfers
Quand Don Juan descendit vers l'onde
souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs
robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
![]() |
| Delacroix, Dante et Virgile aux enfers, 1822 |
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc. Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Frissonnant sous son deuil, la chaste et
maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand
homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
Texte 3 : Henry de MONTHERLANT, La Mort qui fait le trottoir, Acte III, scène 7, 1956.
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| Henri de Montherlant en 1922 |
Dans la dernière scène
de la pièce de Montherlant, Don Juan découvre une supercherie : la statue
du Commandeur est en carton-pâte, animée par des préposés au carnaval.
ACTE III, SCENE
7
[…]
DON JUAN, à Alcacer[1]. –
Bâtonne-les et détruisons ce carton-pâte. Que ne pouvons-nous détruire aussi
facilement le carton-pâte de Dieu et de toutes les impostures, les divines et
les humaines ! Et maintenant, au galop ! allons chasser la femme à
Séville !
ALCACER. – A
Séville ? Vous êtes fou ! Et notre départ ? Ce soir vous serez
arrêté.
DON JUAN. – Le
faux spectre m’a redonné courage : tous mes spectres s’évanouissent avec
lui. La fille de ton rendez-vous nous attend. Elle et bien d’autres. Il y a
encore deux jours avant la Fête des Mères. Deux jours ! Qu’ils soient à
moi !
ALCACER, avec une sorte d’horreur. – Sac au
dos ! ou plutôt sac aux reins ! Et tirant la langue comme les
diables, tirant la langue comme les chiens…
DON JUAN. –
Comprends-moi ! mon fils, comprends-moi ! Si je n’accroche pas une
femme nouvelle aujourd’hui, une demain, une chaque jour, c’est ma vie de
séducteur tout entière qui s’évanouira comme un mirage. J’ai besoin d’avoir
été, et j’ai besoin d’être. En chasse ! en chasse ! Je ne peux pas
faire autrement.
ALCACER, le retenant. – Mon père ! Vous êtes
fou ! Vous faites des actes de fou !
DON JUAN. – Ne
me retiens pas ! Laisse-moi mon abîme ! Je ne peux pas attendre une
minute de plus. Ma bouche s’en sèche.
ALCACER. – Mais
nous allons rejoindre Ana de Ulloa sur la route ! Elle vous verra rentrer
à Séville, quand vous venez de lui dire que vous partiez pour le
Portugal ?
DON JUAN. – Ne
t’inquiète pas. Je connais un chemin détourné…
ALCACER. – Vous
allez être reconnu tout de suite !
DON JUAN. – Je
mets mon masque.
(Il
abaisse son masque, mais celui-ci n’est plus le masque du premier acte[2].
Il représente maintenant une tête de mort.)
ALCACER, jetant un cri. – Qu’est-ce cela ?
Qu’est-ce ce masque ?
DON JUAN. – Eh
bien quoi ! c’est mon masque de tous les jours.
ALCACER. –
Retirez cela vite !
DON JUAN, essayant de retirer le masque. – Mais je
ne peux pas le retirer, que se passe-t-il ? Il s’est incrusté dans mon
visage, il s’est mélangé à ma chair… Essaie de me le retirer.
ALCACER, tremblant. – Je ne toucherai pas à ce
masque.
DON JUAN. –
Pourquoi ?
ALCACER. – Il y
a dessus une tête de mort.
DON JUAN. – Une
tête de mort ? A la bonne heure ! En avant ! Au galop pour
Séville !
(Il
sort vivement, entraînant par la taille Alcacer qui titube.)
Texte 4: Eric-Emmanuel SCHMITT, La Nuit de Valognes, Acte III, scène 16,
1991.
ACTE III, SCENE
16
LA DUCHESSE. –
Marion, éteins les bougies.
MARION. – Madame,
il fait encore si sombre.
LA DUCHESSE. –
Chut, éteins les bougies, voici l’aube.
(Marion
va progressivement éteindre les bougies. La salle sera presque dans le noir
pendant quelques instants puis le jour, arrivant des grandes baies, envahira
progressivement la scène.)
LA DUCHESSE, songeuse et musicale. – On dit que les
nouveau-nés sont quasiment aveugles pendant leurs premières semaines sur cette
terre, qu’ils ne distinguent ni les formes ni les couleurs, jusqu’au jour où le
sourire d’une mère, les deux mains d’un père écartant la gaze floue et confuse
qui recouvre le berceau, leur apparaissent. Et puis, plus tard, à l’âge adulte,
il y a – parfois – de nouveau, un homme ou une femme qui soulève le rideau,
donnant forme et couleur au monde. Le Chevalier l’a fait. Où irez-vous ?
DON JUAN. – Je
ne sais pas. Au-delà de moi.
LA DUCHESSE. –
C’est tout près.
MADAME CASSIN. –
C’est très loin. Bonne chance, Don Juan.
(Le
jour n’est pas encore tout à fait levé. Marion a ouvert les rideaux qui donnent
sur la lumière naissante. Don Juan met sa cape et s’apprête à partir. Il semble
hésiter un instant.)
DON JUAN. –
Dites-moi, Duchesse, comment cela s’appelle-t-il lorsqu’on s’apprête à sortir,
plonger dans l’inconnu, aller à la rencontre des autres ?
LA DUCHESSE. – La
naissance.
DON JUAN. – Et
comment cela s’appelle-t-il lorsque, au même moment, on a peur d’être broyé par
la lumière, trahi par toutes les mains, ballotté par les souffles du monde, et
que l’on tremble à l’idée juste d’être une simple et haletante poussière,
perdue dans l’univers ?
LA DUCHESSE. –
Le courage. (Un temps.) Bon courage,
Don Juan.
(Don
Juan s’éloigne dans la lumière qui croît. En partant, il donne quelque chose à
Sganarelle. Madame Cassin, Marion et la Duchesse s’approchent des hautes
fenêtres devant lesquelles elles ne sont plus que des ombres chinoises. On
découvre alors que Madame Cassin est enceinte. Elle pose avec satisfaction ses
deux mains sur son ventre.)
LA DUCHESSE. –
Regardez-le, le jour qui se lève, comme il nous trouble, comme il brouille
tout. A nos chandelles, les profils étaient nets ; les sentiments bien
simples, les drames avaient des nœuds qu’on pouvait trancher ou défaire.
MADAME CASSIN. –
Mais Don Juan rejoint le jour ; un homme naît.
LA DUCHESSE, tristement. – Un homme ? Un petit
homme, oui…
MADAME CASSIN, avec un sourire. – Un homme, c’est
toujours un petit homme.
(On
aperçoit les femmes à contre-jour et Don Juan qui s’éloigne lentement dans le
lointain. Sganarelle, revenu sur le devant, sanglote, assis sur le bord de la
scène, fou de chagrin.)
LA DUCHESSE. –
Eh bien quoi, Sganarelle ?
SGANARELLE. –
Mes gages, Madame, mes gages… Il me les a donnés !
Dissertation rédigée
Le nom de
Don Juan, passé dans la langue commune, désigne aujourd’hui, par antonomase, un
séducteur. Pourtant, s’il se résumait à cela, Don Juan ne serait qu’un type
humain, or, il est indéniable que l’histoire de ce personnage fictif, en se
faisant l’écho de préoccupations profondes de l’Homme, est devenue un véritable
mythe qui a considérablement évolué au cours des siècles. Depuis Le Trompeur de Séville de Tirso de Molina, en 1630, nul ne semble
avoir échappé à la fascination exercée par le Sévillan, qui, « du XVIIe
siècle jusqu’à nos jours », n’a cessé d’inspirer des romans, des pièces de théâtre, des opéras, des poèmes
et des films. Parmi les nombreux artistes ayant repris le mythe : Molière,
Da Ponte et Mozart, Byron, Hoffmann, Pouchkine, Lenau, Mérimée, Musset,
Baudelaire, Strauss, Apollinaire, Bataille, Colette, Montherlant, Sollers…
et bien d’autres ! Don
Juan a séduit autant d’artistes que de femmes (et Leporello, dans Don Giovanni, compte « mille e
tre » conquêtes féminines rien qu’en Espagne !). Etudier la figure de Don Juan dans le cadre des
« réécritures », objet d’étude spécifique de la Première L, permet
d’aborder les problématiques de réécritures de manière concrète, par le choix
d’une entrée particulière : le traitement d’un mythe. Celui-ci sera
l’occasion de « faire réfléchir les élèves sur la création littéraire en
l'abordant sous l'angle des relations de reprise et de variation par rapport
aux œuvres, aux formes et aux codes d'une tradition dont elle hérite et dont elle
joue. On leur fait ainsi prendre conscience du caractère relatif des notions
d'originalité et de singularité stylistique, et du fait que l'écriture
littéraire suppose des références et des modèles qui sont imités, déformés,
transposés en fonction d'intentions, de situations et de contextes culturels
nouveaux. On aborde dans cette étude les questions de genre, de registre et
d'intertextualité et on travaille sur les phénomènes de citation, d'imitation,
de variation et de transposition. Ce travail sera l'occasion d'entrer plus
avant dans l'atelier de l'écrivain, mais aussi d'aborder l'œuvre dans son
rapport au contexte historique et social qui la détermine. » Le corpus
soumis à notre étude est composé de quatre textes – trois extraits de pièces de
théâtre et un poème – mettant en scène la fin de Don Juan : les scènes 4,
5, 6 de l’acte V de Dom Juan de
Molière, pièce rapidement écrite en 1665 pour remplacer Tartuffe censurée, le poème de Baudelaire, « Don Juan aux
enfers », publié dans la première édition des Fleurs du mal en 1857, la scène 7 de l’acte III de La Mort qui fait le trottoir de
Montherlant, pièce publiée en 1956, et, pour finir, la scène 16 de l’acte III
de La Nuit de Valognes d’Eric-Emmanuel
Schmitt, pièce contemporaine représentée pour la première fois en 1991. La
grande amplitude diachronique, du XVIIe à la fin du XXe
siècle, témoigne de la permanence du mythe de Don Juan, même si celui-ci n’est
plus, dans les deux dernières œuvres, le héros éponyme – peut-être parce que,
dans sa démesure, il a dépassé les limites mêmes de son nom, qui se fond dans
la mort ou dans la nuit… La fin tragique de Don Juan a contribué à fixer le
mythe dans la mémoire collective. Les quatre textes étudiés sont des
réécritures dont l’hypotexte – pour reprendre la terminologie de Gérard Genette
– est Le trompeur de Séville ou le
Convive de pierre du moine espagnol, Tirso de Molina, pièce baroque créée
en 1630 dans un but édifiant. Inspiré à la fois de légendes médiévales et de
personnages historiques (Don Juan Tenorio pour les uns, le comte de Villamediana
ou Miguel de Mañara pour les autres), Le
Trompeur de Séville dénonce l’excès de confiance, l’inconstance et la
repentance tardive du libertin. Toutefois, depuis la pièce de Molière, dont le
dénouement ambigu pose des problèmes d’interprétation, l’histoire de Don Juan a
perdu cette dimension morale pour devenir celle d’un homme qui, tel Prométhée,
proclame sa liberté et sa révolte contre l’ordre naturel et divin. Le Dom Juan de Molière apparaît en fait
comme le véritable hypotexte de notre corpus, Baudelaire et Schmitt se référant
précisément à cette œuvre, notamment à travers la présence de Sganarelle,
personnage moliéresque qui, dans la pièce espagnole, se nommait Catalinon.
« Don Juan aux enfers » se présente en effet comme une suite directe
de Dom Juan, et le dénouement de La Nuit de Valognes fait écho à la
dernière réplique de la pièce de Molière en évoquant les « gages » de
Sganarelle, réplique qui, absente de l’œuvre de Tirso de Molina, fut jugée scandaleuse
et sacrilège en 1665. Dans le cas de La
Mort qui fait le trottoir, la référence à l’hypotexte est plus ambigüe et
le Don Juan de Montherlant, tout en s’inscrivant dans le mythe – à travers les
mythèmes que nous identifierons – semble s’affranchir de toute dimension
religieuse ou mystique pour mieux proclamer son désir, son appétit de vivre, sa
profonde indifférence pour un dieu auquel il ne croit pas, mais aussi, et
surtout, sa conscience d’être un personnage de théâtre. Nous nous demanderons donc
comment les différents hypertextes étudiés réinvestissent et renouvellent les invariants
du mythe – ou mythèmes, pour reprendre le mot forgé par Lévi-Strauss – tout en
préservant la dimension tragique de ce héros qui, depuis le XVIIe
siècle, de métamorphoses en altérations, n’en finit pas d’être englouti – que
ce soit en enfer, dans son propre abîme ou dans la lumière de l’aube – pour
mieux renaître, sous un nouveau masque, dans une nouvelle réécriture. Chaque
texte du corpus met en lumière l’essence littéraire et théâtrale de Don Juan, personnage
oscillant entre le vrai et le factice, qui finit par se prendre au jeu de son
propre jeu. La fin de Don Juan rend en outre saisissant le paradoxe de cette
figure de l’inconstance confrontée à l’éternité du mythe.
La
séquence, intitulée « Don Juan : de la mort du « grand
seigneur » à la naissance du « petit homme », sera placée au
deuxième trimestre et suivra l’étude du Dom
Juan de Molière dans son intégralité. Celle-ci aura permis de revoir les
notions de dramaturgie, dans le cadre de l’objet d’étude « Le texte théâtral
et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours », d’évoquer l’hypotexte
de Tirso de Molina, et de mettre en lumière l’ambigüité générique de la pièce,
comédie ou tragi-comédie en tension entre esthétique baroque et esthétique
classique. La présence du dénouement de Dom
Juan dans notre corpus servira de transition entre ces deux séquences
étroitement liées.
L’un
des objectifs de notre étude sera de préciser la notion de mythe. Don Juan est en effet un mythe littéraire qui s’est
nourri lui-même et qui, de « reprises » en « variations »,
a pris – si l’on en juge par le nombre d’œuvres qu’il a inspirées – la même
démesure que le héros. C’est cette démesure qui est châtiée et fait de Don Juan
une figure tragique. Or, les textes de notre corpus témoignent de l’évolution
du regard porté sur l’hybris du
héros. Contrairement à son modèle espagnol, le personnage de Molière refuse
jusqu’à la fin de se repentir, « grand seigneur méchant homme »
accédant paradoxalement, par sa mort, à une forme de sublime. Cette dimension
sera reprise et approfondie par les Romantiques qui, à la suite de Byron,
feront de Don Juan l’incarnation de la révolte, de la liberté absolue et du
désenchantement : c’est ce héros imperturbable que dépeint le poème de
Baudelaire. Face au
chœur fantomatique de ses victimes, « le calme héros, courbé sur sa
rapière », figé dans cette posture hiératique, reste impassible et
orgueilleux, véritable réincarnation de Lucifer, l’ange déchu qui défia Dieu.
Le XXe siècle semble alors avoir eu à cœur de « déboulonner »
l’idole romantique, en mettant l’accent sur la déchéance du mythe et de Don
Juan lui-même, ramené à une dimension plus humaine. Le titre de la pièce de
Montherlant est à l’image de ce héros devenu vieux (il a soixante-six ans) qui,
déchiré entre Eros et Thanatos, portant le masque de la mort, par au galop
« fai[re] le trottoir » pour « accrocher une femme
nouvelle » et assouvir ses appétits sexuels avant de mourir. La statue du
Commandeur a perdu toute dimension surnaturelle et toute fonction
édifiante : la gravité de la pierre ne peut plus punir la légèreté de
l’inconstance ; devenue carton-pâte, elle ne peut désormais qu’exhiber la
théâtralité du mythe, effet renforcé par la présence du masque. A la fin de La Nuit de Valognes et du procès que ses
anciennes victimes ont décidé de lui intenter, Don Juan – qui semble avoir
achevé sa quête sans fin du plaisir – se repentit, non devant Dieu, mais devant
les femmes, qui prennent ici la place du « grand homme de pierre » pour
le juger. Le héros meurt alors en tant que mythe pour mieux renaître en tant
qu’homme, ce que semble paradoxalement déplorer sa principale accusatrice, la
duchesse de Vaubricourt : « un homme ? Un petit homme,
oui… ». Comme dans La Mort qui fait
le trottoir, la théâtralité est exhibée, mettant en lumière la dimension
profondément littéraire du mythe de Don Juan. Afin de faire apparaître
clairement les phénomènes d’imitation, de déformation et de transformation qui,
de réécritures en réécritures, ont contribué au processus de mythification puis
de démythification (et de démystification), nous proposerons une étude
transversale du corpus. Une première séance permettra d’identifier les
invariants du mythe, la fin spectaculaire de Don Juan ayant permis au
personnage de se fixer dans la mémoire collective. Une deuxième séance sera
consacrée à la dimension tragique du héros, condamné pour son inconstance et
son hybris. Une troisième séance
s’attachera à l’essence littéraire et théâtrale de Don Juan, à la fois homme de
vent et homme de papier. En guise d’évaluation sommative, on proposera le
commentaire du poème de Baudelaire, « Don Juan aux enfers » dont la
correction constituera la quatrième et dernière séance.
Jean Rousset, dans Le Mythe de Don Juan, relève trois invariants : l’inconstant, les femmes et le mort. Au cours de la première séance, les élèves auront à identifier, dans les quatre textes du corpus, les mythèmes associés à la fin de ce personnage.
Don Juan incarne jusqu’au bout de son parcours la figure de l’inconstant. A l’image du coryphée antique, Sganarelle, dans sa dernière réplique, fait le bilan de l’action et des crimes du libertin dans une énumération de noms et de participes adjectivés qui montrent l’ampleur des outrages passés et la nécessité de la réparation : « Ciel offensé, lois violées… » L’assonance en [e] martèle les infractions punies pour arriver à la réparation de ces offenses : Don Juan est châtié pour avoir été à la fois pécheur, profanateur et hors-la-loi. Dans le récapitulatif de Sganarelle, le Commandeur apparaît alors comme le juste vengeur de toutes les causes : familiales, sociales, morales et religieuses. Dans « Don Juan aux enfers », Baudelaire évoque le « grand troupeau » des femmes, sinistre métaphore désignant ces « victimes offertes » à l’impitoyable séducteur. Leur « long mugissement » suggère à la fois le désir et la souffrance et fait l’effet d’un inquiétant requiem. L’inconstant transforme l’amour en source de souffrance, comme le laissent entendre également les soupirs de « la chaste et maigre Elvire », perceptibles dans l’allitération en [s] qui parcourt le 4ème quatrain : « frissonnant », « sous », « son », « chaste », « semblait », « suprême sourire », « douceur » et « serment ». Don Juan est un « amant » (v.14) qui ne respecte pas son « serment » (v.16), malgré le lien entre ces deux mots qui se répondent à la rime, et Elvire, loin de paraître vengée par la mort du séducteur, souffre du deuil qu’elle doit porter, deuil de son amour et de son amant. Le Don Juan de Montherlant, malgré son âge, reste obsédé par les femmes, comme le montrent la répétition des injonctions « En chasse ! », « Au galop ! », et l’affirmation de la nécessité impérieuse, vitale, de séduire encore et toujours : « Si je n’accroche pas une femme nouvelle aujourd’hui, une demain, une chaque jour, c’est ma vie de séducteur tout entière qui s’évanouira comme un mirage » (l.10-12). L’inconstance, le mouvement perpétuel, sont l’essence même de Don Juan pour qui s’arrêter, c’est mourir. Le « galop pour Séville » rend visible la pulsion qui précipite le vieil homme vers le plaisir et la mort, pulsion qui l’animalise, comme en témoigne la comparaison d’Alcacer, « tirant la langue comme les chiens » (l.9). Don Juan est un viveur, un sensuel, un obsédé qui trépigne et dont la bouche « sèche » (l. 16) à la perspective de nouvelles conquêtes. A l’opposé, Schmitt nous livre une vision apaisée du séducteur. Toutefois, sa peur d’« être trahi par toutes les mains » (l.22) fait écho à ses propres trahisons passées, suggérées également par la présence des femmes, ses anciennes victimes, qui, ici, lui ont finalement pardonné. Contrairement aux autres œuvres du corpus, La Nuit de Valognes nous présente un libertin qui se repentit, non devant Dieu – comme dans la pièce de Tirso de Molina – mais devant les femmes.
Les quatre textes du corpus mettent en scène ou évoquent le jugement final de l’inconstant. Ce jugement est énoncé en trois temps chez Molière : d’abord par Sganarelle, dans la scène 4, puis par le Spectre, dans la scène 5 et, enfin, par la Statue du Commandeur dans la scène 6. Les menaces vont crescendo et l’évolution des temps verbaux, du futur de la scène 4 au présent des scènes 5 et 6, marque le passage du langage de la prédiction à celui de l’exécution de la sentence, gradation d’avertissements que le héros refuse d’entendre. Si l’on excepte l’effet de sa dernière réplique, Sganarelle a un rôle peu comique dans ce dénouement ; parallèlement, il est aussi devenu meilleur orateur : la question rhétorique (« quel diable de style prenez-vous là ? ») montre son inquiétude ; il préférait le cynisme à la fausse piété, hypocrisie qui rappelle celle de Tartuffe – autre intertexte présent au début de l’acte V – et qui constitue, selon le valet, le paroxysme de la provocation. Le pouvoir de la parole est mis en lumière par le jeu sur l’expression « diable de style », style que la Compagnie du Saint Sacrement a aussi reproché à Molière et qui apparente ici Don Juan à Satan. Face à l’imminence de la condamnation, Sganarelle devient même poète, évoquant son désespoir dans deux décasyllabes qui se répondent en chiasme : « J’espérais toujours de votre salut / et c’est maintenant que j’en désespère ». En outre, le valet, « apercevant le Spectre », ose pour la première fois interrompre le contre-argument ironique de son maître. L’apparition du spectre, à la scène 5, est immédiate, comme sollicitée par le défi de Don Juan. Le ton est solennel : la dernière chance est formulée à la troisième personne et s’inscrit dans une tradition chrétienne de l’appel au repentir. Figure inquiétante, le Spectre se tait pour figurer visuellement la sentence annoncée : la mort, dont il devient l’allégorie (l.18). Mais Don Juan reste incrédule et refuse l’évidence, comme en témoigne la répétition de l’adverbe « non ». Il ne se rend qu’au troisième et dernier appel et l’on notera l’importance du chiffre 3 qui a un sens à la fois religieux et magique (triple reniement de Saint-Pierre, triple vœu des contes…). La scène 6 marque aussi la troisième et dernière apparition de la statue : l’engagement du repas est respecté. Don Juan, en gentilhomme, respecte les usages et son invité : la main donnée est le signe de cet engagement dont, par fierté, le héros ne se défait pas. Ce dénouement amènera les élèves à s’interroger sur le genre de la pièce : une comédie se termine en principe par un mariage… or, il s’agit ici d’un bien curieux mariage, symbolisé par cette main donnée qui entraîne dans une mort violente. Dom Juan est en effet une comédie atypique, de cinq actes et en prose, qui, au lieu de se terminer sur une note gaie et légère, a des résonnances judiciaires graves et lourdes : c’est le réprouvé qui comparaît devant la justice divine et qui est châtié de manière grandiose, ce qui permet de considérer la pièce davantage comme une tragi-comédie. Dans le poème de Baudelaire, le thème du jugement est également présent : les accusateurs du libertin défilent en effet au fil de cinq quatrains rappelant les cinq actes de la pièce. Le « sombre mendiant », mis en valeur par la diérèse, rappelle le pauvre de la scène 2 de l’acte III ; son « œil fier » est celui de l’homme qui a résisté à la tentation et a refusé de blasphémer contre un louis d’or, dont on trouve un avatar dans l’ « obole » donnée au vers 2 à Charon, le passeur des enfers. Les femmes, transformées en figures infernales, poursuivent le coupable de leur désir obscène et de leur sinistre mugissement, participant ainsi pleinement au châtiment. Le rire de Sganarelle, dans le poème, perd tout pouvoir comique pour n’être plus qu’un rire moqueur et inquiétant : le valet semble prendre sa revanche sur ce maître à la fois admiré et redouté en se moquant de lui, retournement de situation suggéré par la mise en parallèle des verbes « riant » et « railla » de part et d’autre du troisième quatrain. Au vers 10, le « doigt tremblant » de « Don Luis » pointé sur Don Juan rappelle les accusations et les menaces proférées à la scène 4 de l’acte IV contre ce fils qui ne cesse de le bafouer et de déshonorer son nom, comme le souligne le verbe « railla » associé à la synecdoque « front blanc ». Enfin, au dernier quatrain, le Commandeur, désigné par la périphrase « un grand homme de pierre », reste maître du destin de Don Juan, dont il tient « la barre ». « Tout droit », il incarne la rigueur et le caractère implacable de la justice divine. Associée au mythe de Don Juan, l’isotopie de la raideur (« tout droit », « barre », « rapière ») ne peut-elle pas évoquer également la sexualité effrénée du personnage dont le pire châtiment serait l’impuissance ? Sa virilité en berne, le voilà désormais « courbé sur sa rapière »… Lorsque, dans La Mort qui fait le trottoir, le héros proclame la nécessité impérieuse d’« accroche[r] une femme nouvelle » (l.10), il exprime peut-être aussi, de manière indirecte, cette peur de l’impuissance, pathologie que la critique psychanalytique a souvent prêtée au personnage. Pour prouver sa virilité, Don Juan doit partir « en chasse » malgré le danger couru. La réplique d’Alcacer, à la ligne 4, évoque en effet la menace d’une arrestation : dans la pièce de Montherlant, l’inconstant doit aussi être jugé, comme l’exige son appartenance au mythe. Alcacer, en écho à Sganarelle, multiplie alors les avertissements, mettant en avant les risques encourus par son père. A la fin de La Nuit de la Valognes, le verdict du procès intenté par ses victimes contre Don Juan est tombé : repenti, il est libre de sortir des ténèbres pour naître au monde, dans la lumière de l’aube.
Pour terminer cette première séance, les élèves repèreront une quatrième constante du mythe présente dans le corpus : l’engloutissement final de Don Juan. Dans la pièce de Molière, l’enfer, annoncé dès la scène d’exposition, se matérialise dans la dernière didascalie : « la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé ». Le poème de Baudelaire se présente alors comme une suite immédiate de ce dénouement, mais les flammes évoquées à la fin de la pièce sont remplacées dans le poème par les eaux du Styx. A l’engloutissement se substitue la catabase : contrairement aux attentes de la pièce, Don Juan ne se retrouve pas dans l’enfer chrétien, mais dans l’enfer mythologique dont les élèves relèveront facilement l’isotopie : « l’onde souterraine », « obole », « Charon », « rivages », « à la barre », « le flot noir ». Ce changement d’espace culturel témoigne du syncrétisme propre aux mythes, syncrétisme que l’on retrouve dans les tableaux de Delacroix dont le poète s’est inspiré ici : La Barque de Dante et Le Naufrage de Don Juan. Le héros de Montherlant revendique son « abîme » intérieur : « Laisse-moi mon abîme ! » exige-t-il d’Alcacer qui cherche à lui faire entendre raison, à la manière de Sganarelle dans le dénouement de Molière. A la fin de la scène, cet abîme sera figuré concrètement par le masque de mort, intégré à sa chair, telle la tunique de Nessus. Enfin, dans La Nuit de Valognes, Don Juan est englouti, non dans les ténèbres mais dans la lumière dont il craint qu’elle le broie (l.21) : au fil du dénouement, la nuit disparaît et le jour progresse. La didascalie « Don juan s’éloigne dans la lumière » (l.25), reprise dans la formule redondante « s’éloigne lentement dans le lointain » (l.35), suggère la disparition du personnage qui quitte la scène, non pas soudainement et « verticalement » comme dans la pièce de Molière ou de Tirso de Molina, mais « lentement » et « horizontalement ».
Cette première séance, consacrée aux invariants du mythe et à leurs transformations aura permis de faire réfléchir les élèves sur la notion de création littéraire. Ils auront en effet compris que les œuvres jouent avec les codes et les formes de la tradition dans laquelle elles s’inscrivent.
La deuxième séance s’intéressera alors à la dimension tragique de Don Juan. L’hybris du personnage le condamne à mort, mais cette mort était indispensable à la naissance du mythe.
Le héros de Molière est frappé par la foudre divine en punition de son « endurcissement au péché », forme de démesure. Mais le dramaturge, contrairement à ses prédécesseurs (Tirso de Molina, mais aussi les Français Dorimon et Villiers), semble avoir délibérément expédié ce dénouement : tout se passe comme s’il fallait y sacrifier. De Louis Jouvet à Patrice Chéreau, toute une tradition théâtrale a voulu en montrer le caractère artificiel et ambigu : le héros n’y est pas plus ridicule qu’au début de la pièce et laisse la dérision à son valet, homme pieux qui désacralise la scène par sa dernière réplique. Le « grand seigneur méchant homme » est puni, certes, mais reste fidèle à lui-même et à sa révolte. Il reste ferme jusque dans les convulsions de la mort, là où le héros de Tirso de Molina implorait un confesseur. Le mythe est né. Le romantisme, après Mozart, fera de ce défi la gloire de Don Juan, l’homme qui, jusqu’à sa mort, dit « non » et refuse de se soumettre : ce qui se formule en termes de « péché » au XVIIe siècle va devenir la revendication haute et individuelle d’une liberté. Don Juan accède ainsi à une forme de sublime. C’est cette dimension du personnage que l’on retrouve dans le poème de Baudelaire. Tout registre comique a disparu pour laisser place au tragique : le cortège des accusateurs, au lieu de condamner ou de ridiculiser Don Juan aux yeux du lecteur, renforce au contraire la grandeur du « héros » dont la description est mise en valeur par sa position finale, aux vers 19 et 20. La périphrase valorisante « le calme héros » traduit le jugement bienveillant du poète qui s’oppose à celui des accusateurs : « fils audacieux », « époux perfide ». Ce calme est suggéré aussi par le rythme très régulier des vers 19 et 20 dont la césure est à l’hémistiche. Don Juan, loin d’être affecté par les menaces du pauvre ou de Don Luis, l’obscénité des femmes, les railleries de Sganarelle ou les regrets d’Elvire, semble accepter son châtiment avec impassibilité. La fin du poème, comme la fin de la pièce de Molière, souligne l’orgueil du personnage qui, confronté au spectacle infernal, « ne daign[e] » pas s’en émouvoir, comme en témoigne le paradoxe final faisant se répondre, de part et d’autre du vers, « regardait » et « rien voir ». Absent du monde, le héros assume ses actes et son destin sans regret. Il incarne ainsi la figure solennelle de l’impénitent, ce que souligne sa posture hiératique (« courbé sur sa rapière »). L’épée, que l’on peut également considérer comme un mythème – ne serait-ce que pour son symbole phallique – rappelle le courage chevaleresque du personnage. Le poème prend une dimension épique en élevant Don Juan au rang des héros descendus aux enfers (Orphée, Enée, Ulysse…). Il est peu probable, toutefois, que le libertin, lui, en revienne…
Le héros de Montherlant est aussi un homme du défi, contribuant à sa façon à perpétuer le mythe. Toutefois, ce défi n’est pas lancé à Dieu, absent de la pièce de Montherlant, dont la dernière scène révèle « toutes les impostures, les divines et les humaines » (l.2), mais à la mort. A soixante-six ans, Don Juan est saisi d'horreur à l'idée que, dans peu de temps, il cessera d'exister, et cet effroi rend la conscience d'une telle approche plus poignante encore. Obsédé par la mort, il l’affronte avec courage, allant jusqu’au bout de son destin, en jouisseur. Il n’accepte pas que cette destinée tragique – qui est celle de tout homme – lui fasse renoncer à ce qu’il est. Si le masque de la mort ne le brûle pas physiquement – contrairement à la tunique de Nessus ou aux flammes de l’enfer – il le pousse à vivre encore plus intensément ses passions, dont le feu le dévore de l’intérieur. La démesure du personnage se trouve dans ce désir effréné d’aimer et de vivre, qui est habituellement l’apanage de la jeunesse. Alcacer lui reproche cette folie, comme en témoignent ses exclamations : « Vous êtes fou ! » (l.4), « Mon père ! Vous êtes fou ! Vous faites des actes de fou ! » (l.14). Mais le jeune homme n’est en fait qu’un pâle reflet de son père et, comme Sganarelle, s’inscrit dans le registre comique, laissant à Don Juan les formules tragiques. La déclaration « tous mes spectres s’évanouissent » (l.5) suggère une vie marquée par des images douloureuses. L’abîme qu’il porte en lui et qui l’empêche de trouver le repos – ce que son fils apparente à de la folie – participe du tragique du personnage qui, soumis à sa destinée, « ne peu[t] pas faire autrement » (l.12-13). Ainsi, si Dieu est absent, le dénouement de La Mort qui fait le trottoir n’en est pas moins visité par le divin : Éros et Thanatos, le dieu de l'amour et le génie ailé de la mort, par leur présence invisible, donnent en effet à l'œuvre sa tension agonique.
Dans La Nuit de Valognes, le procès – et, de manière spéculaire, la pièce de Schmitt – semble avoir opéré une véritable catharsis : le dénouement présente en effet un Don Juan purgé de ses passions. Cette métamorphose du libertin mythique en « petit homme » est assimilée à une naissance. La duchesse et Mme Cassin deviennent des figures maternelles, image renforcée par la didascalie révélant que Mme Cassin est « enceinte » (l.27). Don Juan est alors comparé à un nouveau-né : la didascalie « songeuse et musicale » (l.7) qui caractérise la duchesse et évoque la douceur d’une berceuse, témoigne d’un apaisement des relations entre les personnages. Le rôle du chevalier est alors assimilé à celui d’un père ou d’une mère : le jeune homme a mis fin à l’aveuglement de Don Juan et l’a révélé à lui-même, comme le souligne la métaphore du voile que l’on soulève pour révéler la vérité cachée, métaphore à la forte portée métathéâtrale : « écartant la gaze floue et confuse » (l.9), « soulève le rideau » (l.11). C’est par ce rôle de révélateur que le chevalier, comme les femmes présentes sur scène, apparaît comme un avatar du Commandeur. Maternelle, la duchesse interroge alors Don Juan sur son avenir (« Où irez-vous ? ») et souhaite connaître la direction qu’il va prendre. L’antithèse « c’est tout près » (l.14), « c’est très loin » (l.15) montre la complexité du chemin à parcourir pour aller « au-delà de [soi] ». Les femmes, conscientes de la difficulté que représente, pour Don Juan, le fait d’assumer sa vie autrement, portent un regard plein d’indulgence sur cet homme qui les a pourtant trompées par le passé. Elles le regardent s’éloigner comme un enfant qu’elles auraient porté : si le registre lyrique domine, ce n’est plus pour exprimer la passion, la haine ou la souffrance, mais une forme de tendresse et de réconciliation. Contrairement aux modèles précédents, le repentir de Don Juan, même tardif, est accepté. Cette « absolution » ne vient cependant pas du représentant de la justice divine mais des femmes qui l’ont jadis aimé et qui lui ont pardonné sa trahison. Face à elles, Don Juan ne fait plus preuve d’hybris : son orgueil a laissé place à l’humilité. Il avoue en effet son incapacité à tout comprendre, à tout maîtriser (« Je ne sais pas », l.13). La répétition de la question « Comment cela s’appelle-t-il… ? » (l.18 et 21) montre qu’il a renoncé à avoir réponse à tout, qu’il a besoin qu’on le guide et qu’on lui nomme le monde. Ainsi, ce maître de la parole trompeuse a renoncé aux pouvoirs du langage pour écouter la parole des autres. La dimension cathartique du dénouement a permis une prise de conscience qui marque la fin du mythe et la naissance de l’homme. Don Juan connaît alors l’angoisse métaphysique « d’être une simple et haletante poussière, perdue dans l’univers » (l.23), métaphore de la condition humaine aux accents pascaliens. Dans les Pensées, en effet, la métaphore de l’homme en « roseau pensant » illustre à la fois la grandeur et la fragilité humaines, fragilité dont on trouve l’isotopie dans la réplique de Don Juan (« peur », « broyé », « trahi », « balloté », « tremble », « simple », « haletante », « poussière », « perdue »). La vulnérabilité transparaît également dans la répétition de l’expression « petit homme » (l.33 et 34) : Don Juan n’est plus un diable, il n’est pas non plus devenu un saint, il est simplement un homme, conscient de sa faiblesse et de ses limites, et qui trahit ainsi son personnage plein d’assurance et de certitudes.
Cette deuxième séance aura permis de mettre en lumière la dimension tragique de Don Juan, dont le destin « littéraire » est fortement lié à l’évolution du genre dramatique au fil des siècles.
La troisième séance sera alors consacrée à cette autre dimension incontournable du personnage de Don Juan : son essence littéraire. Le mythe de Don Juan, avant d’être moral, mystique ou philosophique, est avant tout artistique : l’inconstant, l’homme de vent, est aussi un homme de papier.
Le dénouement de la pièce de Molière, par son caractère spectaculaire, met en avant la théâtralité du personnage et de son histoire. Cette fin est en effet « foudroyante » à tous les sens du terme. Elle est d’abord très rapide : les trois dernières scènes, très courtes et composées de répliques elles-mêmes très brèves, contrastent avec les trois longues scènes précédentes, composées de plusieurs tirades. Cette accélération donne de l’intensité à la fin de la pièce. L’intervention finale du surnaturel, présent dans la pièce à chaque apparition de la statue, relève de l’usage des « machines », technique théâtrale appréciée par le public du XVIIe siècle. La fin de Dom Juan est un grand spectacle sonore et visuel composé d’éléments spectaculaires qui renvoient plutôt aux mises en scène d’opéras (il n’est donc pas étonnant que ce genre se soit emparé du personnage au siècle suivant avec Don Giovanni). Elle se révèle peu didactique et très dramatique, soit parce que Molière a voulu inspirer une forte émotion finale, soit parce que – comme on l’a vu – il a expédié cette fin pour qu’on n’en tire pas trop de leçons. Ce Ballet étourdissant d’entrées et de sorties laisse finalement Sganarelle seul sur scène. Les nombreuses didascalies témoignent de l’impuissance des paroles face à la toute-puissance des forces de l’au-delà : métamorphoses puis envol du spectre, tonnerre, éclairs, ouverture de la terre et engloutissement de Don Juan et de la Statue. Les didascalies internes indiquent également des jeux de scène : « je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit » (scène 5) ; « Donne-moi la main », « La voilà » ; « tout mon corps devient un brasier ardent » (scène 6). Les paroles de Don Juan, dans la dernière scène, pallient l’absence relative de didascalies dans la dramaturgie classique (même si elles sont assez nombreuses ici). De plus, au nom de la bienséance, la mort ne peut passer que par les mots, ce qui renforce ici son caractère artificiel.
La pièce de Montherlant, par un jeu de mise en abyme, lève le voile sur « les impostures divines et humaines » en montrant l’envers du décor : la statue du Commandeur est un « carton-pâte » que les personnages bâtonnent et détruisent, refusant ainsi le deus ex machina que représente l’irruption traditionnelle du surnaturel à la fin de la pièce. « Il n'y a pas de fantastique : c'est la réalité qui est le fantastique », déclare le Don Juan de Montherlant quelques répliques avant notre extrait. Pourtant, quelques secondes après ces propos qui, d’un point de vue religieux, résonnent comme un blasphème, le surnaturel fait irruption avec le masque de mort qui s'incruste dans le visage de Don Juan, remplaçant le masque d’étoffe qui, jusque là, permettait au séducteur de dissimuler son âge pour mieux séduire les jeunes filles. En cela, le masque de mort révèle la vérité : Don Juan est désormais un vieil homme ayant déjà un pied dans la tombe. Cet effet spectaculaire, qui contredit le héros et rappelle le « spectre » de Molière qui « change de figure », semble confirmer une portée morale et métaphysique de la pièce, ce que récuse Montherlant. Comment expliquer alors ce revirement aux élèves ? Le dramaturge semble, en fait, avoir introduit ce masque « magique » moins par un souci d'ordre métaphysique que parce qu'il y a vu une belle trouvaille de théâtre, et une fin particulièrement saisissante. Le masque, comme le carton-pâte, exhibent la théâtralité. Dans la pièce de Montherlant, Don Juan est conscient d’être un personnage mythique, comme en témoigne sa déclaration, « J’ai besoin d’avoir été et j’ai besoin d’être », à la portée sans doute moins existentielle que métatextuelle. Le héros s’inscrit en effet dans la tradition littéraire et ne peut échapper ni à sa nature ni à son destin, déjà tracés dans de nombreux intertextes. Ce Don Juan vieilli, non plus élevé au rang de mythe mais se tournant vers son passé mythique, joue encore aux séducteurs. Son jeu le mène droit à la mort mais il « ne peu[t] pas faire autrement » (l.13). Il court au devant d’elle comme au devant d’un dernier plaisir et sa sortie de scène ne manque pas de panache.
Le dénouement de La Nuit de Valognes a également une forte dimension métathéâtrale, mais celle-ci vise paradoxalement à mettre en lumière la rupture du personnage avec ce passé littéraire et scénique. Le théâtre simplifie la réalité, la rend claire et lisible : à la fin de l’histoire, le méchant doit être puni. La duchesse, instigatrice du procès, rappelle qu’elle avait tout mis en scène et bien réparti les rôles (« A nos chandelles, les profils étaient nets ; les sentiments bien simples, les drames avaient des nœuds qu’on pouvait trancher ou défaire », l.30-31). Or, dans ce dénouement, Don Juan n’est pas englouti de manière spectaculaire dans le gouffre de l’enfer : il sort simplement du théâtre. Le personnage devient alors une personne, un homme. Les élèves examineront les réactions des autres personnages devant cette métamorphose. L’intervention finale de Sganarelle est un clin d’œil à la pièce de Molière mais aussi et surtout une mise en évidence du changement d’attitude de Don Juan, devenu un bon maître qui paie ses dettes. Ce n’est donc plus le héros de théâtre, ce que regrette Sganarelle, « fou de chagrin » (l.36), qui, lui, reste un véritable personnage de comédie, privé ici de son rôle de « moralisateur » puisque son maître est désormais honnête homme ! D’une certaine façon, Schmitt, comme Tirso de Molina, nous livre un dénouement moral, mais avec une signification différente : le nouveau Don Juan est un homme qui « donne » (dernier verbe de la pièce) alors qu’il nous avait habitués à prendre et à ne jamais payer ses dettes. Les éléments du décor et l’éclairage contribuent à la dimension symbolique de cette mise en scène. Don Juan, héros de la nuit (de Valognes, de Séville ou d’ailleurs…), a peur d’être « broyé par la lumière » (l.21). Or, au fil du dénouement, la nuit prend fin peu à peu : « il fait encore si sombre » (l.2), « voici l’aube » (l.3). Marion, qui occupe le rôle de régisseur dans cette mise en scène, procède à l’extinction des bougies. L’arrivée progressive du jour à travers les « grandes baies » est annoncée aussi bien dans les didascalies (« le jour n’est pas encore tout à fait levé », « lumière naissante », « la lumière qui croît ») que dans les répliques des personnages (« le jour qui se lève », « Don Juan rejoint le jour »). L’isotopie de la naissance qui, comme on l’a vu dans la séance précédente, parcourt le texte, renforce à la fois la portée symbolique et la dimension métatextuelle de ce dénouement : on passe de la nuit au jour, de la mort d’un mythe à la naissance d’un homme. En ouvrant les rideaux, objet théâtral par excellence, Marion fait entrer le jour et convoque l’espace hors-scène sur le plateau : l’espace scénique s’élargit en même temps que « Don Juan s’éloigne lentement dans le lointain ». Le héros, devenu « un petit homme », quitte le théâtre, désormais trop étroit, pour rejoindre le vaste monde et ses dangers imprévisibles car non écrits. La lumière et l’action ne sont plus sur la scène. Les femmes, restées dans l’espace scénique et dans la fiction, perdent leur matérialité pour devenir des « ombres chinoises » se découpant sur les fenêtres « à contre-jour ». La lumière du jour a brouillé la frontière entre le théâtre et la vie, le mythe et la réalité. Sganarelle, à la fin de la pièce, se situe à cette frontière : « assis sur le rebord de la scène » (l.36), entre l’espace de la fiction et celui du public, il nous rappelle le mythe tout en regrettant qu’il ait pris fin. Les répliques finales des deux femmes montrent deux regards opposés qui se complètent sur cette métamorphose, ce qui laisse au spectateur le soin de tirer ses propres leçons de cette fin du mythe.
Même s’il s’agit d’un poème et non plus d’une pièce de théâtre, « Don Juan aux enfers », en se présentant comme la suite immédiate de la pièce de Molière, témoigne de l’essence théâtrale de ce personnage, point de mire de tous les regards. Le doigt pointé par Don Luis attire sur son fils l’attention de « tous les morts errant sur le rivage », sinistre public qui n’applaudit pas. La forte dimension picturale du poème, véritable ekphrasis, montre aussi que le héros a franchi les limites de l’espace scénique et du genre théâtral pour « féconder » tous les arts.
En guise d’évaluation sommative, les élèves auront à rassembler et à organiser les différents éléments d’analyse afin de rédiger un commentaire du poème de Baudelaire, commentaire dont nous proposerons la correction dans notre quatrième et dernière séance. Il s’agira de montrer en quoi le poème de Baudelaire se présente à la fois comme une réécriture de la pièce de Molière et comme une œuvre profondément originale. La première partie s’attachera au statut d’hypertexte de « Don Juan aux enfers ». Au fil des quatrains d’alexandrins, dont le nombre rappelle les cinq actes de la pièce, et dont le rythme harmonieux évoque l’idéal classique, les élèves auront pu relever et interpréter les références précises au Dom Juan de Molière. Un autre intertexte théâtral, plus discret, apparaît également : le « bras vengeur », le vieillard chenu, le serment, les soupirs de la belle et l’épée du chevalier, apparaissent en effet comme autant d’échos du Cid de Corneille, dont le célèbre oxymore « obscure clarté » s’est transformé en « noir firmament ». Ces accents cornéliens se trouvaient d’ailleurs déjà chez Molière, dans les personnages de Don Louis, d’Elvire et de ses frères. La deuxième partie du commentaire sera consacrée à la dimension picturale du texte. Chaque quatrain est composé d’une phrase et apparaît comme un élément du tableau infernal que compose ce poème, qui relève à la fois de l’hypotypose et de l’ekphrasis, Baudelaire s’étant aussi inspiré des œuvres de Delacroix citées plus haut. A partir de la deuxième strophe, l’emploi de l’imparfait, à l’aspect duratif, suggère l’éternité des enfers tout en fixant la description comme sur une toile. La description est soutenue par l’allitération en [r] qui parcourt tout le texte et laisse entendre les grondements de « l’onde souterraine », tandis que les adjectifs soulignent les couleurs sombres du tableau : « souterraine » (v.1), « sombre » (v.3), « noir » (v. 6 et 17). L’Atmosphère est funèbre, les images frappantes : le deuxième quatrain est particulièrement saisissant car les femmes perdent toute humanité pour devenir des créatures obscènes et effrayantes, incarnant le désir à l’état brut, bestial, animalité suggérée par des images dévalorisantes. Le verbe « se tordaient », qui suggère la souffrance et le désir de ces « femmes damnées », car soumises à la tentation (« victimes offertes »), évoque aussi l’image du serpent, la femme étant toujours dangereuse dans la poésie de Baudelaire. Ce tableau infernal est alors renforcé par l’oxymore inquiétant « noir firmament » qui constitue le fond, l’arrière-plan. Enfin, une troisième partie sera consacrée à l’originalité de cette représentation du mythe. La vision du poète du XIXe siècle diffère en effet de celle du dramaturge du XVIIe car elle se nourrit de différents éléments de la tradition, issus à la fois de l’antiquité et de la modernité, comme on l’a vu au fil des séances précédentes. En prolongement, il serait intéressant de proposer, dans le cadre de l’histoire des arts, une étude du Naufrage de Don Juan. Ce tableau a inspiré le poème de Baudelaire, mais Delacroix, pour le peindre, s’était lui-même inspiré du Don Juan de Byron, long poème en 17 chants, ce qui témoigne encore de la richesse de ce mythe qui ne cesse de se nourrir lui-même.
Au terme de cette séquence, les élèves auront pu réfléchir aux processus de mythification et de démythification, mais aussi à l’essence théâtrale et artistique du personnage de Don Juan dont la fortune littéraire est à l’image de sa démesure. Ils auront ainsi pris conscience, comme le prescrivent les instructions officielles, « du caractère relatif des notions d'originalité et de singularité stylistique, et du fait que l'écriture littéraire suppose des références et des modèles qui sont imités, déformés, transposés en fonction d'intentions, de situations et de contextes culturels nouveaux ». La mise en scène de la mort de Don Juan aura également permis aux élèves de Première littéraire de réfléchir à des notions à la fois morales, métaphysiques, philosophiques et esthétiques. A l’image du héros de Schmitt qui, en devenant un homme, part à la quête du sens, ils seront amenés à s’interroger sur la création littéraire mais aussi sur le sens de l’amour et de la vie. Dans cette perspective, ce groupement de textes pourra alors être suivi, dans le cadre de l’objet d’étude « Poésie et quête du sens, du moyen-âge à nos jours », d’une séquence sur Les Fleurs du mal avec laquelle le commentaire de « Don Juan aux enfers » aura fait la transition.
Jean Rousset, dans Le Mythe de Don Juan, relève trois invariants : l’inconstant, les femmes et le mort. Au cours de la première séance, les élèves auront à identifier, dans les quatre textes du corpus, les mythèmes associés à la fin de ce personnage.
Don Juan incarne jusqu’au bout de son parcours la figure de l’inconstant. A l’image du coryphée antique, Sganarelle, dans sa dernière réplique, fait le bilan de l’action et des crimes du libertin dans une énumération de noms et de participes adjectivés qui montrent l’ampleur des outrages passés et la nécessité de la réparation : « Ciel offensé, lois violées… » L’assonance en [e] martèle les infractions punies pour arriver à la réparation de ces offenses : Don Juan est châtié pour avoir été à la fois pécheur, profanateur et hors-la-loi. Dans le récapitulatif de Sganarelle, le Commandeur apparaît alors comme le juste vengeur de toutes les causes : familiales, sociales, morales et religieuses. Dans « Don Juan aux enfers », Baudelaire évoque le « grand troupeau » des femmes, sinistre métaphore désignant ces « victimes offertes » à l’impitoyable séducteur. Leur « long mugissement » suggère à la fois le désir et la souffrance et fait l’effet d’un inquiétant requiem. L’inconstant transforme l’amour en source de souffrance, comme le laissent entendre également les soupirs de « la chaste et maigre Elvire », perceptibles dans l’allitération en [s] qui parcourt le 4ème quatrain : « frissonnant », « sous », « son », « chaste », « semblait », « suprême sourire », « douceur » et « serment ». Don Juan est un « amant » (v.14) qui ne respecte pas son « serment » (v.16), malgré le lien entre ces deux mots qui se répondent à la rime, et Elvire, loin de paraître vengée par la mort du séducteur, souffre du deuil qu’elle doit porter, deuil de son amour et de son amant. Le Don Juan de Montherlant, malgré son âge, reste obsédé par les femmes, comme le montrent la répétition des injonctions « En chasse ! », « Au galop ! », et l’affirmation de la nécessité impérieuse, vitale, de séduire encore et toujours : « Si je n’accroche pas une femme nouvelle aujourd’hui, une demain, une chaque jour, c’est ma vie de séducteur tout entière qui s’évanouira comme un mirage » (l.10-12). L’inconstance, le mouvement perpétuel, sont l’essence même de Don Juan pour qui s’arrêter, c’est mourir. Le « galop pour Séville » rend visible la pulsion qui précipite le vieil homme vers le plaisir et la mort, pulsion qui l’animalise, comme en témoigne la comparaison d’Alcacer, « tirant la langue comme les chiens » (l.9). Don Juan est un viveur, un sensuel, un obsédé qui trépigne et dont la bouche « sèche » (l. 16) à la perspective de nouvelles conquêtes. A l’opposé, Schmitt nous livre une vision apaisée du séducteur. Toutefois, sa peur d’« être trahi par toutes les mains » (l.22) fait écho à ses propres trahisons passées, suggérées également par la présence des femmes, ses anciennes victimes, qui, ici, lui ont finalement pardonné. Contrairement aux autres œuvres du corpus, La Nuit de Valognes nous présente un libertin qui se repentit, non devant Dieu – comme dans la pièce de Tirso de Molina – mais devant les femmes.
Les quatre textes du corpus mettent en scène ou évoquent le jugement final de l’inconstant. Ce jugement est énoncé en trois temps chez Molière : d’abord par Sganarelle, dans la scène 4, puis par le Spectre, dans la scène 5 et, enfin, par la Statue du Commandeur dans la scène 6. Les menaces vont crescendo et l’évolution des temps verbaux, du futur de la scène 4 au présent des scènes 5 et 6, marque le passage du langage de la prédiction à celui de l’exécution de la sentence, gradation d’avertissements que le héros refuse d’entendre. Si l’on excepte l’effet de sa dernière réplique, Sganarelle a un rôle peu comique dans ce dénouement ; parallèlement, il est aussi devenu meilleur orateur : la question rhétorique (« quel diable de style prenez-vous là ? ») montre son inquiétude ; il préférait le cynisme à la fausse piété, hypocrisie qui rappelle celle de Tartuffe – autre intertexte présent au début de l’acte V – et qui constitue, selon le valet, le paroxysme de la provocation. Le pouvoir de la parole est mis en lumière par le jeu sur l’expression « diable de style », style que la Compagnie du Saint Sacrement a aussi reproché à Molière et qui apparente ici Don Juan à Satan. Face à l’imminence de la condamnation, Sganarelle devient même poète, évoquant son désespoir dans deux décasyllabes qui se répondent en chiasme : « J’espérais toujours de votre salut / et c’est maintenant que j’en désespère ». En outre, le valet, « apercevant le Spectre », ose pour la première fois interrompre le contre-argument ironique de son maître. L’apparition du spectre, à la scène 5, est immédiate, comme sollicitée par le défi de Don Juan. Le ton est solennel : la dernière chance est formulée à la troisième personne et s’inscrit dans une tradition chrétienne de l’appel au repentir. Figure inquiétante, le Spectre se tait pour figurer visuellement la sentence annoncée : la mort, dont il devient l’allégorie (l.18). Mais Don Juan reste incrédule et refuse l’évidence, comme en témoigne la répétition de l’adverbe « non ». Il ne se rend qu’au troisième et dernier appel et l’on notera l’importance du chiffre 3 qui a un sens à la fois religieux et magique (triple reniement de Saint-Pierre, triple vœu des contes…). La scène 6 marque aussi la troisième et dernière apparition de la statue : l’engagement du repas est respecté. Don Juan, en gentilhomme, respecte les usages et son invité : la main donnée est le signe de cet engagement dont, par fierté, le héros ne se défait pas. Ce dénouement amènera les élèves à s’interroger sur le genre de la pièce : une comédie se termine en principe par un mariage… or, il s’agit ici d’un bien curieux mariage, symbolisé par cette main donnée qui entraîne dans une mort violente. Dom Juan est en effet une comédie atypique, de cinq actes et en prose, qui, au lieu de se terminer sur une note gaie et légère, a des résonnances judiciaires graves et lourdes : c’est le réprouvé qui comparaît devant la justice divine et qui est châtié de manière grandiose, ce qui permet de considérer la pièce davantage comme une tragi-comédie. Dans le poème de Baudelaire, le thème du jugement est également présent : les accusateurs du libertin défilent en effet au fil de cinq quatrains rappelant les cinq actes de la pièce. Le « sombre mendiant », mis en valeur par la diérèse, rappelle le pauvre de la scène 2 de l’acte III ; son « œil fier » est celui de l’homme qui a résisté à la tentation et a refusé de blasphémer contre un louis d’or, dont on trouve un avatar dans l’ « obole » donnée au vers 2 à Charon, le passeur des enfers. Les femmes, transformées en figures infernales, poursuivent le coupable de leur désir obscène et de leur sinistre mugissement, participant ainsi pleinement au châtiment. Le rire de Sganarelle, dans le poème, perd tout pouvoir comique pour n’être plus qu’un rire moqueur et inquiétant : le valet semble prendre sa revanche sur ce maître à la fois admiré et redouté en se moquant de lui, retournement de situation suggéré par la mise en parallèle des verbes « riant » et « railla » de part et d’autre du troisième quatrain. Au vers 10, le « doigt tremblant » de « Don Luis » pointé sur Don Juan rappelle les accusations et les menaces proférées à la scène 4 de l’acte IV contre ce fils qui ne cesse de le bafouer et de déshonorer son nom, comme le souligne le verbe « railla » associé à la synecdoque « front blanc ». Enfin, au dernier quatrain, le Commandeur, désigné par la périphrase « un grand homme de pierre », reste maître du destin de Don Juan, dont il tient « la barre ». « Tout droit », il incarne la rigueur et le caractère implacable de la justice divine. Associée au mythe de Don Juan, l’isotopie de la raideur (« tout droit », « barre », « rapière ») ne peut-elle pas évoquer également la sexualité effrénée du personnage dont le pire châtiment serait l’impuissance ? Sa virilité en berne, le voilà désormais « courbé sur sa rapière »… Lorsque, dans La Mort qui fait le trottoir, le héros proclame la nécessité impérieuse d’« accroche[r] une femme nouvelle » (l.10), il exprime peut-être aussi, de manière indirecte, cette peur de l’impuissance, pathologie que la critique psychanalytique a souvent prêtée au personnage. Pour prouver sa virilité, Don Juan doit partir « en chasse » malgré le danger couru. La réplique d’Alcacer, à la ligne 4, évoque en effet la menace d’une arrestation : dans la pièce de Montherlant, l’inconstant doit aussi être jugé, comme l’exige son appartenance au mythe. Alcacer, en écho à Sganarelle, multiplie alors les avertissements, mettant en avant les risques encourus par son père. A la fin de La Nuit de la Valognes, le verdict du procès intenté par ses victimes contre Don Juan est tombé : repenti, il est libre de sortir des ténèbres pour naître au monde, dans la lumière de l’aube.
Pour terminer cette première séance, les élèves repèreront une quatrième constante du mythe présente dans le corpus : l’engloutissement final de Don Juan. Dans la pièce de Molière, l’enfer, annoncé dès la scène d’exposition, se matérialise dans la dernière didascalie : « la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé ». Le poème de Baudelaire se présente alors comme une suite immédiate de ce dénouement, mais les flammes évoquées à la fin de la pièce sont remplacées dans le poème par les eaux du Styx. A l’engloutissement se substitue la catabase : contrairement aux attentes de la pièce, Don Juan ne se retrouve pas dans l’enfer chrétien, mais dans l’enfer mythologique dont les élèves relèveront facilement l’isotopie : « l’onde souterraine », « obole », « Charon », « rivages », « à la barre », « le flot noir ». Ce changement d’espace culturel témoigne du syncrétisme propre aux mythes, syncrétisme que l’on retrouve dans les tableaux de Delacroix dont le poète s’est inspiré ici : La Barque de Dante et Le Naufrage de Don Juan. Le héros de Montherlant revendique son « abîme » intérieur : « Laisse-moi mon abîme ! » exige-t-il d’Alcacer qui cherche à lui faire entendre raison, à la manière de Sganarelle dans le dénouement de Molière. A la fin de la scène, cet abîme sera figuré concrètement par le masque de mort, intégré à sa chair, telle la tunique de Nessus. Enfin, dans La Nuit de Valognes, Don Juan est englouti, non dans les ténèbres mais dans la lumière dont il craint qu’elle le broie (l.21) : au fil du dénouement, la nuit disparaît et le jour progresse. La didascalie « Don juan s’éloigne dans la lumière » (l.25), reprise dans la formule redondante « s’éloigne lentement dans le lointain » (l.35), suggère la disparition du personnage qui quitte la scène, non pas soudainement et « verticalement » comme dans la pièce de Molière ou de Tirso de Molina, mais « lentement » et « horizontalement ».
Cette première séance, consacrée aux invariants du mythe et à leurs transformations aura permis de faire réfléchir les élèves sur la notion de création littéraire. Ils auront en effet compris que les œuvres jouent avec les codes et les formes de la tradition dans laquelle elles s’inscrivent.
La deuxième séance s’intéressera alors à la dimension tragique de Don Juan. L’hybris du personnage le condamne à mort, mais cette mort était indispensable à la naissance du mythe.
Le héros de Molière est frappé par la foudre divine en punition de son « endurcissement au péché », forme de démesure. Mais le dramaturge, contrairement à ses prédécesseurs (Tirso de Molina, mais aussi les Français Dorimon et Villiers), semble avoir délibérément expédié ce dénouement : tout se passe comme s’il fallait y sacrifier. De Louis Jouvet à Patrice Chéreau, toute une tradition théâtrale a voulu en montrer le caractère artificiel et ambigu : le héros n’y est pas plus ridicule qu’au début de la pièce et laisse la dérision à son valet, homme pieux qui désacralise la scène par sa dernière réplique. Le « grand seigneur méchant homme » est puni, certes, mais reste fidèle à lui-même et à sa révolte. Il reste ferme jusque dans les convulsions de la mort, là où le héros de Tirso de Molina implorait un confesseur. Le mythe est né. Le romantisme, après Mozart, fera de ce défi la gloire de Don Juan, l’homme qui, jusqu’à sa mort, dit « non » et refuse de se soumettre : ce qui se formule en termes de « péché » au XVIIe siècle va devenir la revendication haute et individuelle d’une liberté. Don Juan accède ainsi à une forme de sublime. C’est cette dimension du personnage que l’on retrouve dans le poème de Baudelaire. Tout registre comique a disparu pour laisser place au tragique : le cortège des accusateurs, au lieu de condamner ou de ridiculiser Don Juan aux yeux du lecteur, renforce au contraire la grandeur du « héros » dont la description est mise en valeur par sa position finale, aux vers 19 et 20. La périphrase valorisante « le calme héros » traduit le jugement bienveillant du poète qui s’oppose à celui des accusateurs : « fils audacieux », « époux perfide ». Ce calme est suggéré aussi par le rythme très régulier des vers 19 et 20 dont la césure est à l’hémistiche. Don Juan, loin d’être affecté par les menaces du pauvre ou de Don Luis, l’obscénité des femmes, les railleries de Sganarelle ou les regrets d’Elvire, semble accepter son châtiment avec impassibilité. La fin du poème, comme la fin de la pièce de Molière, souligne l’orgueil du personnage qui, confronté au spectacle infernal, « ne daign[e] » pas s’en émouvoir, comme en témoigne le paradoxe final faisant se répondre, de part et d’autre du vers, « regardait » et « rien voir ». Absent du monde, le héros assume ses actes et son destin sans regret. Il incarne ainsi la figure solennelle de l’impénitent, ce que souligne sa posture hiératique (« courbé sur sa rapière »). L’épée, que l’on peut également considérer comme un mythème – ne serait-ce que pour son symbole phallique – rappelle le courage chevaleresque du personnage. Le poème prend une dimension épique en élevant Don Juan au rang des héros descendus aux enfers (Orphée, Enée, Ulysse…). Il est peu probable, toutefois, que le libertin, lui, en revienne…
Le héros de Montherlant est aussi un homme du défi, contribuant à sa façon à perpétuer le mythe. Toutefois, ce défi n’est pas lancé à Dieu, absent de la pièce de Montherlant, dont la dernière scène révèle « toutes les impostures, les divines et les humaines » (l.2), mais à la mort. A soixante-six ans, Don Juan est saisi d'horreur à l'idée que, dans peu de temps, il cessera d'exister, et cet effroi rend la conscience d'une telle approche plus poignante encore. Obsédé par la mort, il l’affronte avec courage, allant jusqu’au bout de son destin, en jouisseur. Il n’accepte pas que cette destinée tragique – qui est celle de tout homme – lui fasse renoncer à ce qu’il est. Si le masque de la mort ne le brûle pas physiquement – contrairement à la tunique de Nessus ou aux flammes de l’enfer – il le pousse à vivre encore plus intensément ses passions, dont le feu le dévore de l’intérieur. La démesure du personnage se trouve dans ce désir effréné d’aimer et de vivre, qui est habituellement l’apanage de la jeunesse. Alcacer lui reproche cette folie, comme en témoignent ses exclamations : « Vous êtes fou ! » (l.4), « Mon père ! Vous êtes fou ! Vous faites des actes de fou ! » (l.14). Mais le jeune homme n’est en fait qu’un pâle reflet de son père et, comme Sganarelle, s’inscrit dans le registre comique, laissant à Don Juan les formules tragiques. La déclaration « tous mes spectres s’évanouissent » (l.5) suggère une vie marquée par des images douloureuses. L’abîme qu’il porte en lui et qui l’empêche de trouver le repos – ce que son fils apparente à de la folie – participe du tragique du personnage qui, soumis à sa destinée, « ne peu[t] pas faire autrement » (l.12-13). Ainsi, si Dieu est absent, le dénouement de La Mort qui fait le trottoir n’en est pas moins visité par le divin : Éros et Thanatos, le dieu de l'amour et le génie ailé de la mort, par leur présence invisible, donnent en effet à l'œuvre sa tension agonique.
Dans La Nuit de Valognes, le procès – et, de manière spéculaire, la pièce de Schmitt – semble avoir opéré une véritable catharsis : le dénouement présente en effet un Don Juan purgé de ses passions. Cette métamorphose du libertin mythique en « petit homme » est assimilée à une naissance. La duchesse et Mme Cassin deviennent des figures maternelles, image renforcée par la didascalie révélant que Mme Cassin est « enceinte » (l.27). Don Juan est alors comparé à un nouveau-né : la didascalie « songeuse et musicale » (l.7) qui caractérise la duchesse et évoque la douceur d’une berceuse, témoigne d’un apaisement des relations entre les personnages. Le rôle du chevalier est alors assimilé à celui d’un père ou d’une mère : le jeune homme a mis fin à l’aveuglement de Don Juan et l’a révélé à lui-même, comme le souligne la métaphore du voile que l’on soulève pour révéler la vérité cachée, métaphore à la forte portée métathéâtrale : « écartant la gaze floue et confuse » (l.9), « soulève le rideau » (l.11). C’est par ce rôle de révélateur que le chevalier, comme les femmes présentes sur scène, apparaît comme un avatar du Commandeur. Maternelle, la duchesse interroge alors Don Juan sur son avenir (« Où irez-vous ? ») et souhaite connaître la direction qu’il va prendre. L’antithèse « c’est tout près » (l.14), « c’est très loin » (l.15) montre la complexité du chemin à parcourir pour aller « au-delà de [soi] ». Les femmes, conscientes de la difficulté que représente, pour Don Juan, le fait d’assumer sa vie autrement, portent un regard plein d’indulgence sur cet homme qui les a pourtant trompées par le passé. Elles le regardent s’éloigner comme un enfant qu’elles auraient porté : si le registre lyrique domine, ce n’est plus pour exprimer la passion, la haine ou la souffrance, mais une forme de tendresse et de réconciliation. Contrairement aux modèles précédents, le repentir de Don Juan, même tardif, est accepté. Cette « absolution » ne vient cependant pas du représentant de la justice divine mais des femmes qui l’ont jadis aimé et qui lui ont pardonné sa trahison. Face à elles, Don Juan ne fait plus preuve d’hybris : son orgueil a laissé place à l’humilité. Il avoue en effet son incapacité à tout comprendre, à tout maîtriser (« Je ne sais pas », l.13). La répétition de la question « Comment cela s’appelle-t-il… ? » (l.18 et 21) montre qu’il a renoncé à avoir réponse à tout, qu’il a besoin qu’on le guide et qu’on lui nomme le monde. Ainsi, ce maître de la parole trompeuse a renoncé aux pouvoirs du langage pour écouter la parole des autres. La dimension cathartique du dénouement a permis une prise de conscience qui marque la fin du mythe et la naissance de l’homme. Don Juan connaît alors l’angoisse métaphysique « d’être une simple et haletante poussière, perdue dans l’univers » (l.23), métaphore de la condition humaine aux accents pascaliens. Dans les Pensées, en effet, la métaphore de l’homme en « roseau pensant » illustre à la fois la grandeur et la fragilité humaines, fragilité dont on trouve l’isotopie dans la réplique de Don Juan (« peur », « broyé », « trahi », « balloté », « tremble », « simple », « haletante », « poussière », « perdue »). La vulnérabilité transparaît également dans la répétition de l’expression « petit homme » (l.33 et 34) : Don Juan n’est plus un diable, il n’est pas non plus devenu un saint, il est simplement un homme, conscient de sa faiblesse et de ses limites, et qui trahit ainsi son personnage plein d’assurance et de certitudes.
Cette deuxième séance aura permis de mettre en lumière la dimension tragique de Don Juan, dont le destin « littéraire » est fortement lié à l’évolution du genre dramatique au fil des siècles.
La troisième séance sera alors consacrée à cette autre dimension incontournable du personnage de Don Juan : son essence littéraire. Le mythe de Don Juan, avant d’être moral, mystique ou philosophique, est avant tout artistique : l’inconstant, l’homme de vent, est aussi un homme de papier.
Le dénouement de la pièce de Molière, par son caractère spectaculaire, met en avant la théâtralité du personnage et de son histoire. Cette fin est en effet « foudroyante » à tous les sens du terme. Elle est d’abord très rapide : les trois dernières scènes, très courtes et composées de répliques elles-mêmes très brèves, contrastent avec les trois longues scènes précédentes, composées de plusieurs tirades. Cette accélération donne de l’intensité à la fin de la pièce. L’intervention finale du surnaturel, présent dans la pièce à chaque apparition de la statue, relève de l’usage des « machines », technique théâtrale appréciée par le public du XVIIe siècle. La fin de Dom Juan est un grand spectacle sonore et visuel composé d’éléments spectaculaires qui renvoient plutôt aux mises en scène d’opéras (il n’est donc pas étonnant que ce genre se soit emparé du personnage au siècle suivant avec Don Giovanni). Elle se révèle peu didactique et très dramatique, soit parce que Molière a voulu inspirer une forte émotion finale, soit parce que – comme on l’a vu – il a expédié cette fin pour qu’on n’en tire pas trop de leçons. Ce Ballet étourdissant d’entrées et de sorties laisse finalement Sganarelle seul sur scène. Les nombreuses didascalies témoignent de l’impuissance des paroles face à la toute-puissance des forces de l’au-delà : métamorphoses puis envol du spectre, tonnerre, éclairs, ouverture de la terre et engloutissement de Don Juan et de la Statue. Les didascalies internes indiquent également des jeux de scène : « je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit » (scène 5) ; « Donne-moi la main », « La voilà » ; « tout mon corps devient un brasier ardent » (scène 6). Les paroles de Don Juan, dans la dernière scène, pallient l’absence relative de didascalies dans la dramaturgie classique (même si elles sont assez nombreuses ici). De plus, au nom de la bienséance, la mort ne peut passer que par les mots, ce qui renforce ici son caractère artificiel.
La pièce de Montherlant, par un jeu de mise en abyme, lève le voile sur « les impostures divines et humaines » en montrant l’envers du décor : la statue du Commandeur est un « carton-pâte » que les personnages bâtonnent et détruisent, refusant ainsi le deus ex machina que représente l’irruption traditionnelle du surnaturel à la fin de la pièce. « Il n'y a pas de fantastique : c'est la réalité qui est le fantastique », déclare le Don Juan de Montherlant quelques répliques avant notre extrait. Pourtant, quelques secondes après ces propos qui, d’un point de vue religieux, résonnent comme un blasphème, le surnaturel fait irruption avec le masque de mort qui s'incruste dans le visage de Don Juan, remplaçant le masque d’étoffe qui, jusque là, permettait au séducteur de dissimuler son âge pour mieux séduire les jeunes filles. En cela, le masque de mort révèle la vérité : Don Juan est désormais un vieil homme ayant déjà un pied dans la tombe. Cet effet spectaculaire, qui contredit le héros et rappelle le « spectre » de Molière qui « change de figure », semble confirmer une portée morale et métaphysique de la pièce, ce que récuse Montherlant. Comment expliquer alors ce revirement aux élèves ? Le dramaturge semble, en fait, avoir introduit ce masque « magique » moins par un souci d'ordre métaphysique que parce qu'il y a vu une belle trouvaille de théâtre, et une fin particulièrement saisissante. Le masque, comme le carton-pâte, exhibent la théâtralité. Dans la pièce de Montherlant, Don Juan est conscient d’être un personnage mythique, comme en témoigne sa déclaration, « J’ai besoin d’avoir été et j’ai besoin d’être », à la portée sans doute moins existentielle que métatextuelle. Le héros s’inscrit en effet dans la tradition littéraire et ne peut échapper ni à sa nature ni à son destin, déjà tracés dans de nombreux intertextes. Ce Don Juan vieilli, non plus élevé au rang de mythe mais se tournant vers son passé mythique, joue encore aux séducteurs. Son jeu le mène droit à la mort mais il « ne peu[t] pas faire autrement » (l.13). Il court au devant d’elle comme au devant d’un dernier plaisir et sa sortie de scène ne manque pas de panache.
Le dénouement de La Nuit de Valognes a également une forte dimension métathéâtrale, mais celle-ci vise paradoxalement à mettre en lumière la rupture du personnage avec ce passé littéraire et scénique. Le théâtre simplifie la réalité, la rend claire et lisible : à la fin de l’histoire, le méchant doit être puni. La duchesse, instigatrice du procès, rappelle qu’elle avait tout mis en scène et bien réparti les rôles (« A nos chandelles, les profils étaient nets ; les sentiments bien simples, les drames avaient des nœuds qu’on pouvait trancher ou défaire », l.30-31). Or, dans ce dénouement, Don Juan n’est pas englouti de manière spectaculaire dans le gouffre de l’enfer : il sort simplement du théâtre. Le personnage devient alors une personne, un homme. Les élèves examineront les réactions des autres personnages devant cette métamorphose. L’intervention finale de Sganarelle est un clin d’œil à la pièce de Molière mais aussi et surtout une mise en évidence du changement d’attitude de Don Juan, devenu un bon maître qui paie ses dettes. Ce n’est donc plus le héros de théâtre, ce que regrette Sganarelle, « fou de chagrin » (l.36), qui, lui, reste un véritable personnage de comédie, privé ici de son rôle de « moralisateur » puisque son maître est désormais honnête homme ! D’une certaine façon, Schmitt, comme Tirso de Molina, nous livre un dénouement moral, mais avec une signification différente : le nouveau Don Juan est un homme qui « donne » (dernier verbe de la pièce) alors qu’il nous avait habitués à prendre et à ne jamais payer ses dettes. Les éléments du décor et l’éclairage contribuent à la dimension symbolique de cette mise en scène. Don Juan, héros de la nuit (de Valognes, de Séville ou d’ailleurs…), a peur d’être « broyé par la lumière » (l.21). Or, au fil du dénouement, la nuit prend fin peu à peu : « il fait encore si sombre » (l.2), « voici l’aube » (l.3). Marion, qui occupe le rôle de régisseur dans cette mise en scène, procède à l’extinction des bougies. L’arrivée progressive du jour à travers les « grandes baies » est annoncée aussi bien dans les didascalies (« le jour n’est pas encore tout à fait levé », « lumière naissante », « la lumière qui croît ») que dans les répliques des personnages (« le jour qui se lève », « Don Juan rejoint le jour »). L’isotopie de la naissance qui, comme on l’a vu dans la séance précédente, parcourt le texte, renforce à la fois la portée symbolique et la dimension métatextuelle de ce dénouement : on passe de la nuit au jour, de la mort d’un mythe à la naissance d’un homme. En ouvrant les rideaux, objet théâtral par excellence, Marion fait entrer le jour et convoque l’espace hors-scène sur le plateau : l’espace scénique s’élargit en même temps que « Don Juan s’éloigne lentement dans le lointain ». Le héros, devenu « un petit homme », quitte le théâtre, désormais trop étroit, pour rejoindre le vaste monde et ses dangers imprévisibles car non écrits. La lumière et l’action ne sont plus sur la scène. Les femmes, restées dans l’espace scénique et dans la fiction, perdent leur matérialité pour devenir des « ombres chinoises » se découpant sur les fenêtres « à contre-jour ». La lumière du jour a brouillé la frontière entre le théâtre et la vie, le mythe et la réalité. Sganarelle, à la fin de la pièce, se situe à cette frontière : « assis sur le rebord de la scène » (l.36), entre l’espace de la fiction et celui du public, il nous rappelle le mythe tout en regrettant qu’il ait pris fin. Les répliques finales des deux femmes montrent deux regards opposés qui se complètent sur cette métamorphose, ce qui laisse au spectateur le soin de tirer ses propres leçons de cette fin du mythe.
Même s’il s’agit d’un poème et non plus d’une pièce de théâtre, « Don Juan aux enfers », en se présentant comme la suite immédiate de la pièce de Molière, témoigne de l’essence théâtrale de ce personnage, point de mire de tous les regards. Le doigt pointé par Don Luis attire sur son fils l’attention de « tous les morts errant sur le rivage », sinistre public qui n’applaudit pas. La forte dimension picturale du poème, véritable ekphrasis, montre aussi que le héros a franchi les limites de l’espace scénique et du genre théâtral pour « féconder » tous les arts.
En guise d’évaluation sommative, les élèves auront à rassembler et à organiser les différents éléments d’analyse afin de rédiger un commentaire du poème de Baudelaire, commentaire dont nous proposerons la correction dans notre quatrième et dernière séance. Il s’agira de montrer en quoi le poème de Baudelaire se présente à la fois comme une réécriture de la pièce de Molière et comme une œuvre profondément originale. La première partie s’attachera au statut d’hypertexte de « Don Juan aux enfers ». Au fil des quatrains d’alexandrins, dont le nombre rappelle les cinq actes de la pièce, et dont le rythme harmonieux évoque l’idéal classique, les élèves auront pu relever et interpréter les références précises au Dom Juan de Molière. Un autre intertexte théâtral, plus discret, apparaît également : le « bras vengeur », le vieillard chenu, le serment, les soupirs de la belle et l’épée du chevalier, apparaissent en effet comme autant d’échos du Cid de Corneille, dont le célèbre oxymore « obscure clarté » s’est transformé en « noir firmament ». Ces accents cornéliens se trouvaient d’ailleurs déjà chez Molière, dans les personnages de Don Louis, d’Elvire et de ses frères. La deuxième partie du commentaire sera consacrée à la dimension picturale du texte. Chaque quatrain est composé d’une phrase et apparaît comme un élément du tableau infernal que compose ce poème, qui relève à la fois de l’hypotypose et de l’ekphrasis, Baudelaire s’étant aussi inspiré des œuvres de Delacroix citées plus haut. A partir de la deuxième strophe, l’emploi de l’imparfait, à l’aspect duratif, suggère l’éternité des enfers tout en fixant la description comme sur une toile. La description est soutenue par l’allitération en [r] qui parcourt tout le texte et laisse entendre les grondements de « l’onde souterraine », tandis que les adjectifs soulignent les couleurs sombres du tableau : « souterraine » (v.1), « sombre » (v.3), « noir » (v. 6 et 17). L’Atmosphère est funèbre, les images frappantes : le deuxième quatrain est particulièrement saisissant car les femmes perdent toute humanité pour devenir des créatures obscènes et effrayantes, incarnant le désir à l’état brut, bestial, animalité suggérée par des images dévalorisantes. Le verbe « se tordaient », qui suggère la souffrance et le désir de ces « femmes damnées », car soumises à la tentation (« victimes offertes »), évoque aussi l’image du serpent, la femme étant toujours dangereuse dans la poésie de Baudelaire. Ce tableau infernal est alors renforcé par l’oxymore inquiétant « noir firmament » qui constitue le fond, l’arrière-plan. Enfin, une troisième partie sera consacrée à l’originalité de cette représentation du mythe. La vision du poète du XIXe siècle diffère en effet de celle du dramaturge du XVIIe car elle se nourrit de différents éléments de la tradition, issus à la fois de l’antiquité et de la modernité, comme on l’a vu au fil des séances précédentes. En prolongement, il serait intéressant de proposer, dans le cadre de l’histoire des arts, une étude du Naufrage de Don Juan. Ce tableau a inspiré le poème de Baudelaire, mais Delacroix, pour le peindre, s’était lui-même inspiré du Don Juan de Byron, long poème en 17 chants, ce qui témoigne encore de la richesse de ce mythe qui ne cesse de se nourrir lui-même.
Au terme de cette séquence, les élèves auront pu réfléchir aux processus de mythification et de démythification, mais aussi à l’essence théâtrale et artistique du personnage de Don Juan dont la fortune littéraire est à l’image de sa démesure. Ils auront ainsi pris conscience, comme le prescrivent les instructions officielles, « du caractère relatif des notions d'originalité et de singularité stylistique, et du fait que l'écriture littéraire suppose des références et des modèles qui sont imités, déformés, transposés en fonction d'intentions, de situations et de contextes culturels nouveaux ». La mise en scène de la mort de Don Juan aura également permis aux élèves de Première littéraire de réfléchir à des notions à la fois morales, métaphysiques, philosophiques et esthétiques. A l’image du héros de Schmitt qui, en devenant un homme, part à la quête du sens, ils seront amenés à s’interroger sur la création littéraire mais aussi sur le sens de l’amour et de la vie. Dans cette perspective, ce groupement de textes pourra alors être suivi, dans le cadre de l’objet d’étude « Poésie et quête du sens, du moyen-âge à nos jours », d’une séquence sur Les Fleurs du mal avec laquelle le commentaire de « Don Juan aux enfers » aura fait la transition.
Cécile Boisbieux
Récréation! Graine de soleil, un roman de Cécile Boisbieux
Axel et Lisa vivent avec leur père dans une grande maison d’un quartier bourgeois de Toulouse. Leur mère est repartie depuis de nombreuses années à Barcelone, sa ville natale, et ne donne presque jamais de nouvelles. Les deux enfants ont dû grandir avec cette absence. Passionnée de littérature et de musique, Lisa est étudiante en licence de Lettres Modernes. A peine plus âgé que sa sœur avec laquelle il entretient depuis toujours une relation fusionnelle, quasi incestueuse, Axel ne fait rien de sa vie et semble rongé par un désir malsain d’autodestruction. Depuis quelques mois, il fréquente le patron du Monkey Club, un homme à la réputation sulfureuse soupçonné d’être au centre d’un important réseau de trafic de cocaïne et de prostitution masculine.
Le soir de ses vingt ans, au cours de la fête d’anniversaire qui réunit tous ses amis, Lisa reçoit un étrange cadeau anonyme, un manuscrit vierge portant seulement le titre du récit – Graine de Soleil – dont elle avait entrepris l’écriture entre dix et treize ans avant d’abandonner son héros, un jeune Inca du XVIe siècle, double fictif d’Axel, dans les méandres de l’intrigue. Incitation à terminer l’aventure ou volonté sournoise de réveiller de terribles secrets enfouis au plus profond de sa mémoire, ce cadeau va bouleverser la vie de Lisa et celle de son frère.
[1] Son fils bâtard de 26 ans, qu’il
initie à sa vie.
[2] Masque d’étoffe qui ne
découvrait que les yeux et la bouche.








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