Sujet
Dans une classe
de Première L, vous entreprenez une étude du corpus proposé.
Dans une composition
argumentée, vous définirez votre projet d’ensemble et ses modalités d’exécution
en justifiant vos choix.
- Texte 1 : ERASME, Eloge de la folie, chapitre XLV, 1509
- Texte 2 : MORE, Utopia,
livre second, 1516
- Texte 3 :
RABELAIS, Quart Livre, chapitre XXXII, 1552
- Texte 4 : MONTAIGNE, Essais, II, 12, 1580
Texte 1 : ERASME, Éloge de la folie, chapitre XLV, 1509 (traduit du latin par Pierre de NOLHAC).
« Mais,
dira-t-on, c’est un malheur d’être trompé ! Bien plus grand malheur de ne
pas l’être. L’erreur est énorme de faire résider le bonheur dans les
réalités : il dépend de l’opinion qu’on a d’elles. Il y a tant
d’obscurité, tant de diversité dans les choses humaines, qu’il est impossible
d’en rien élucider, comme l’ont justement dit mes Académiciens, « les
moins orgueilleux des philosophes » ; ou bien, si quelqu'un arrive à la
connaissance, c’est bien souvent aux dépens de son bonheur. L’esprit de l’homme
est ainsi fait qu’on le prend beaucoup mieux par le mensonge que par la vérité.
Faites-en l’expérience ; allez à l’église quand on y prêche. S’il est
question de choses sérieuses, l’auditoire dort, bâille, s’embête. Que le crieur
(pardon, je voulais dire l’orateur), comme cela est fréquent, entame un conte
de bonne femme, tout le monde se réveille et se tient bouche bée. De même, s’il
y a quelque saint un peu fabuleux et poétique, à la façon de saint Georges, de
saint Christophe ou de sainte Barbe, vous verrez venir à lui beaucoup plus de
dévots qu’à saint Pierre, à saint Paul ou même au Christ. Mais ces choses-là
n’ont rien à faire ici. Qu’un tel bonheur coûte peu ! Les moindres
connaissances, comme la grammaire, s’acquièrent à grand-peine, tandis que
l’opinion se forme très aisément ; et elle contribue tout autant au
bonheur et même bien davantage. Tel homme se nourrit de salaisons pourries,
dont un autre ne pourrait supporter l’odeur ; puisqu'il y goûte une saveur
d’ambroisie, qu’est-ce que cela fait à son plaisir ? Par contre, celui à
qui l’esturgeon donne des nausées n’y peut trouver aucun agrément. Une femme
est laide à faire peur, mais son mari l’égale à Vénus ; c’est tout comme
si elle était parfaitement belle. Le possesseur d’un méchant tableau,
barbouillé de cinabre et de safran, le contemple et l’admire, convaincu qu’il
est d'Apelle ou de Zeuxis[1] ; n’est-il pas plus
heureux que celui qui aura payé très cher une peinture de ces artistes et la
regardera peut-être avec moins de plaisir ? J’ai connu quelqu'un de mon
nom qui fit présent à sa jeune femme de fausses pierreries et lui persuada,
étant beau parleur, qu’elles étaient non seulement vraies et naturelles, mais
rares et d’un prix inestimable. Voyons, qu’est-ce que cela faisait à la jeune
dame ? Elle ne repaissait pas moins joyeusement ses yeux et son esprit de
cette verroterie ; elle n’en serrait pas moins précieusement ces riens
comme un trésor. Le mari cependant évitait la dépense et profitait de l’illusion
de sa femme, aussi reconnaissante que si elle avait reçu un cadeau princier.
Trouvez-vous
une différence entre ceux qui, dans la caverne de Platon, regardent les ombres
et les images des objets, ne désirant rien de plus et s’y plaisant à merveille,
et le sage qui est sorti de la caverne et qui voit les choses comme elles
sont ? Si le Mycille de Lucien[2] avait pu continuer à
jamais le rêve doré où il était riche, il n’aurait pas eu d’autre félicité à
souhaiter. Il n’y a donc pas de différence ou, s’il en est une, c’est la
condition des fous qu’il faut préférer. Leur bonheur coûte peu, puisqu’il
suffit d’un grain de persuasion ; ensuite, beaucoup en jouissent
ensemble. »
Texte 2 : Thomas MORE, Utopia, livre second, 1516 (traduit du latin par Victor STOUVENEL)
Les Utopiens s’étonnent que des êtres raisonnables puissent se délecter
de la lumière incertaine et douteuse d’une perle ou d’une pierre ; tandis
que ces êtres peuvent jeter les yeux sur les astres et le soleil. Ils regardent
comme fou celui qui se croit plus noble et plus estimable, parce qu’il est
couvert d’une laine plus fine, laine coupée sur le dos d’un mouton, et que cet
animal a portée le premier. Ils s’étonnent que l’or, inutile de sa nature, ait
acquis une valeur factice tellement considérable, qu’il soit beaucoup plus
estimé que l’homme ; quoique l’homme seul lui ait donné cette valeur, et
le fasse servir à ses usages, suivant son caprice.
Ils s’étonnent aussi qu’un riche, à l’intelligence de plomb, stupide
comme la bûche, également sot et immoral, tienne sous sa dépendance une foule
d’hommes sages et vertueux, parce que la fortune lui a abandonné quelques piles
d’écus. Cependant, disent-ils, la fortune peut le trahir ; et la loi (qui
aussi bien que la fortune précipite souvent du faîte dans la boue) peut lui
arracher son argent et le faire passer aux mains du plus ignoble fripon de ses
valets. Alors, ce même riche se trouvera très heureux de passer lui aussi, en
compagnie de son argent et comme par-dessus le marché, au service de son ancien
valet.
Il est une autre folie que les Utopiens détestent encore plus, et qu’ils
conçoivent à peine ; c’est la folie de ceux qui rendent des honneurs
presque divins à un homme parce qu’il est riche, sans être néanmoins ni ses
débiteurs ni ses obligés. Les insensés savent bien pourtant quelle est la
sordide avarice de ces Crésus égoïstes ; ils savent bien qu’ils n’auront
jamais un sou de tous leurs trésors.
Nos insulaires puisent de pareils sentiments, partie dans l’étude des
lettres, partie dans l’éducation qu’ils reçoivent au sein d’une république dont
les institutions sont formellement opposées à tous nos genres d’extravagance.
Il est vrai qu’un fort petit nombre est affranchi des travaux matériels, et se
livre exclusivement à la culture de l’esprit. Ce sont, comme je l’ai déjà dit,
ceux qui, dès l’enfance, ont manifesté un naturel heureux, un génie pénétrant,
une vocation scientifique. Mais on ne laisse pas pour cela de donner une
éducation libérale à tous les enfants ; et la grande masse des citoyens,
hommes et femmes, consacrent chaque jour leurs moments de liberté et de repos à
des travaux intellectuels.
Texte 3 : François RABELAIS, Quart Livre, chapitre XXXII, 1552 (adapté en français moderne par Guy DEMERSON)
— Je vais vous dire, répondit Pantagruel, ce que j’ai lu à ce sujet chez
les fabulistes de l’Antiquité[3]. Physis
(c’est-à-dire Nature), dans une première portée, enfanta Beauté et Harmonie
sans copulation charnelle, vu qu’elle est grandement féconde et fertile par
elle-même. Antiphysie[4], qui
de tout temps a été en procès avec Nature, fut aussitôt jalouse d’un
enfantement si beau et glorieux ; et, en contrepartie, elle enfanta
Amodunt[5] et
Discordance après avoir copulé avec Tellumon[6]. Ils
avaient la tête sphérique et entièrement ronde comme un ballon, sans cette
légère compression bilatérale qui caractérise les humains. Ils avaient les
oreilles en haut relief, aussi grandes que des oreilles d’âne, les yeux
exorbités, fixés à des os semblables à ceux du talon, sans sourcils et aussi
durs que ceux des crabes ; les pieds ronds comme pelotes, les bras et les
mains tournés en arrière vers les épaules. Ils marchaient sur la tête, faisant
continuellement la roue, cul par-dessus tête, les pieds en l’air ; et –
tout comme vous savez que pour les guenons, leurs petits singes semblent la
plus belle chose du monde – Antiphysie louait ses enfants et s’efforçait de
prouver que leur forme était plus belle et agréable que celle des enfants de
Physis ; elle disait qu’avoir ainsi les pieds et la tête sphériques, et
progresser ainsi circulairement en faisant la roue, était la façon convenable
et l’allure parfaite, dénotant une certaine participation à la divinité :
la forme ronde est celle qui permet aux cieux et à tout ce qui est éternel un
tel mouvement circulaire. Avoir les pieds en l’air et la tête en bas était à
l’imitation du Créateur de l’Univers, vu que les cheveux sont en l’homme comme
des racines, les jambes comme des rameaux, car les arbres sont plus facilement
plantés en terre par leurs racines qu’ils ne le seraient par leurs rameaux.
Elle alléguait par cette démonstration que ses enfants étaient beaucoup plus
parfaitement et véritablement semblables à un arbre droit que ceux de Physis,
qui ressemblaient à un arbre renversé. Quant aux bras et aux mains, elle
prouvait qu’il était plus logique qu’ils fussent tournés en arrière vers les
épaules, parce que cette partie du corps ne devait pas être sans défense, étant
donné que par-devant un rempart suffisant était constitué par les dents, dont
on peut se servir non seulement pour mâcher sans l’aide des mains, mais aussi
pour se défendre contre les choses agressives. Ainsi, par le témoignage et
l’exemple des bêtes brutes, elle ralliait tous les fous et les insensés à son
opinion, et elle était admirée de tous les gens écervelés et dénués de jugement
et de bon sens. Par la suite, elle engendra les Matagots, Cagots et Papelars[7], les
Pistolets maniaques[8], les Calvins démoniaques[9],
imposteurs de Genève, les Putherbes enragés[10], Briffaulx[11], Cafards[12],
Chattemites[13], Cannibales et autres
monstres difformes et contrefaits en dépit de nature.
Texte 4 :
Michel de MONTAIGNE, Essais, II, 12, « Apologie de
Raymond Sebond », 1580 (adapté
en français moderne par André LANLY)
Qu'on
loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit
suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris : il verra par raison
évidente qu'il est impossible qu'il en tombe ; et si[14]
ne se saurait garder (s'il n'a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue
de cette hauteur extrême ne l'épouvante et ne le transisse. Car nous avons
assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles
sont façonnées à jour, encore qu'elles soient de pierre. Qu'on jette une poutre
entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener
dessus, il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous
donner courage d'y marcher comme nous ferions si elle était à terre. J'ai
souvent essayé cela, en nos montagnes de deçà (et si suis de ceux qui ne
s'effraient que médiocrement de telles choses), que je ne pouvais souffrir la
vue de cette profondeur infinie sans horreur et tremblement de jarrets et de
cuisses, encore qu'il s'en fallût bien ma longueur que je ne fusse du tout au
bord, et n'eusse su choir si je ne me fusse porté à escient au danger. J'y
remarquai aussi, quelque hauteur qu'il y eût, pourvu qu'en cette pente il ne
s'y présentât un arbre ou bosse de rocher pour nous soutenir un peu la vue et la
diviser, que cela nous allège[15]
et donne assurance, comme si c'était chose de quoi, à la chute, nous pussions
recevoir secours ; mais que les précipices coupés[16]
et unis, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoiement de tête :
ut despici sine vertigine simul oculorum
animique non possit[17]
; qui est une évidente imposture de la vue. Ce beau philosophe[18]
se creva les yeux pour décharger l'âme de la débauche qu'elle en recevait, et
pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce compte, il se devait aussi
faire étouper les oreilles, que Théophraste dit être le plus dangereux
instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous
troubler et changer, et se devait priver enfin de tous les autres sens,
c'est-à-dire de son être et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de
commander notre discours et notre âme.
Dissertation partiellement rédigée
[Introduction]
[Amorce]
« C’est une sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que
l’homme », écrit Montaigne, témoignant de la difficulté de définir
l’homme, sujet complexe, multiple et paradoxal. C’est pourtant ce sujet si difficile
à saisir qui, à la Renaissance, est placé au centre des recherches dans tous
les domaines du savoir. Le mouvement intellectuel que l’on désigne, depuis le
XIXe siècle, du nom d’Humanisme, se manifeste à des époques
différentes dans les diverses nations européennes (dès le XIVe siècle et
le XVe siècle en Italie), mais témoigne d’un
esprit semblable qui bouleverse les structures mentales des âges précédents. S’inscrivant
dans le cadre des lettres et de la pensée philosophique, morale et religieuse,
il s’affirme comme un réveil de la culture antique, obscurcie et oubliée au
Moyen Âge. La restauration des belles-lettres et des valeurs perdues de l’Antiquité
ne bouleverse pas le seul domaine intellectuel ou artistique : il prépare
en effet l’élaboration d’une nouvelle conception de l’homme et du monde. [Objet d’étude]
Etudier des extraits d’œuvres humanistes dans une classe de Première L permet
d’associer deux objets d’étude plaçant la question de l’homme au cœur de la
réflexion, « La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du
XVIe siècle à nos jours » et « Vers un
espace culturel européen : Renaissance et humanisme », le
deuxième étant spécifique de la filière littéraire. Il s’agira ainsi de
faire découvrir aux élèves un mouvement intellectuel et artistique d’ampleur
européenne, tout en leur permettant d'accéder à la réflexion anthropologique
dont sont porteurs les genres de l'argumentation, afin de les conduire à
réfléchir sur leur propre condition. Malgré la difficulté
rencontrée pour accéder au sens – de l’homme, du monde… et des textes – cette
entreprise est essentielle car elle permet de dépasser les préjugés et d’éviter
les jugements univoques, toujours dangereux. En outre, les sources antiques et
les phénomènes d’intertextualité amèneront les élèves à découvrit les racines
communes des représentations et des valeurs qui transcendent la diversité des
langues et des Etats. [Présentation du corpus] Le corpus est en effet composé
d’un extrait de l’Éloge de la Folie
écrit en 1509 par Érasme, auteur hollandais d’expression latine, considéré
comme l’une des figures majeures de la Renaissance. A la manière de Lucien, Érasme
donne la parole à la Folie pour mieux dénoncer, sous couvert d’éloge,
l’aveuglement et la folie des hommes. Dans Utopia,
l’Anglais Thomas More, en 1516, fait aussi la satire de son époque mais en lui
offrant, en contrepoint, le modèle d’une société idéale fondée sur la sagesse. Le
troisième texte est un extrait du Quart
Livre de Rabelais, publié en 1552, dans lequel le géant Pantagruel raconte
à son auditoire, la fable d’Antiphysie, afin de dénoncer les discours
sophistiques, mensongers et dangereux. A cette parole pervertie répond, dans
l’extrait du chapitre 12 du livre II des Essais
de Montaigne, publié en 1580, la parole droite du philosophe cherchant à démontrer
le pouvoir de l’imagination sur le jugement humain. [Analyse du corpus] Le
corpus proposé – qui comprend deux textes traduits du latin – permettra donc de
parcourir le XVIe siècle du début à la fin et de rendre les élèves
sensibles à la circulation des idées et des formes visant à définir l’homme
dans toute sa diversité, sa complexité et ses paradoxes. La puissance trompeuse
qu’est l’imagination est au cœur de ce corpus, qu’elle soit le sujet ou le
moteur de l’écriture, trois textes sur quatre relevant de la fiction. Les
différentes formes de discours argumentatifs mises en œuvre visent à agir sur
les lecteurs, à les amener à réfléchir sur leur propre condition. Éloge
paradoxal, récit allégorique, utopie, fable, mythe ou essai (ces différentes
catégories seront précisées au fil des analyses), tous les textes du corpus font
apparaître la tension entre vérité et mensonge, réalité et illusion, mais aussi
raison et folie, comme l’un des ressorts principaux de l’esprit humain :
« L’esprit de l’homme est ainsi fait qu’on le prend beaucoup mieux par le
mensonge que par la vérité », affirme Erasme par la bouche de la Folie, tandis
que Thomas More, à travers le point de vue des Utopiens, dénonce
l’« extravagance », la « folie » des hommes soumis à des
« valeur(s) factice(s) » ; Pantagruel – et Rabelais avec lui –
déplore, avec la fable d’Antiphysie, que les discours contre-nature, trompeurs
et dangereux – ceux qui mèneront dix ans plus tard aux guerres de religion qui
ensanglanteront la France et l’Europe – rallient « tous les fous et les
insensés », « tous les gens écervelés et dénués de jugement et de bon
sens ». Montaigne, quant à lui, le seul à s’exprimer en son nom propre,
sans déléguer le discours à un double fictif, démontre « l’imposture de la
vue » et de tous les autres sens, facteurs d’« impressions violentes
à nous troubler et changer ». Mais cette tension est aussi, de manière
réflexive, le ressort des textes eux-mêmes : dénoncer la folie en donnant la
parole à la Folie elle-même, opposer aux extravagances de la société
contemporaine un modèle idéal, plein de sagesse mais utopique, donner corps aux
discours monstrueux en créant un monstre littéraire, expliquer de manière
rationnelle les faiblesses de la raison… Par des références constantes aux
auteurs antiques (« mes Académiciens », « Platon »,
« Lucien », « les fabulistes de l’Antiquité », « Théophraste »),
les quatre textes étudiés s’inscrivent dans une filiation rhétorique, littéraire,
philosophique et « humaniste », ce qui sera l’occasion non seulement d’évoquer
l’importance de la démarche philologique chez les écrivains de la Renaissance,
ceux-ci prônant l’accès direct aux textes sources, mais aussi de réfléchir au
sens du mot « humanisme », qui transcende les époques. [Problématique]
Nous verrons donc en quoi les textes du corpus, en mettant en lumière la puissance
de l’illusion sur l’esprit humain, invitent le lecteur à porter un regard à la
fois lucide et indulgent sur l’homme, ce « sujet merveilleusement vain,
divers et ondoyant » dont il est impossible – et dangereux – de proposer
une vision univoque.
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| L'île d'Utopia |
[Partie 1 : Projet de séquence (partiellement rédigée)]
« L’humanité,
une nef des fous ? », tel pourrait être le titre allégorique, volontairement
énigmatique et provocateur – donc propice à la démarche herméneutique et aux
questionnements littéraires et philosophiques attendus – d’une séquence que
nous placerions en début de troisième trimestre, en raison de la complexité
formelle, linguistique et sémantique des textes du corpus.
[Prérequis]
Programme de Seconde, « genres et formes de l’argumentation : XVIIe
et XVIIIe siècles », stratégies argumentatives (démontrer,
convaincre, persuader, délibérer), modes de raisonnement (inductif, déductif,
par analogie, par concession…), références aux grands genres rhétoriques
définis par Aristote (délibératif, judiciaire, épidictique), effets et enjeux
de l’argumentation directe et indirecte. Programme de seconde qui a déjà permis
de réfléchir sur la place de la littérature dans les grands débats d’idées et
la vie du siècle. Littérature morale qui a permis de s’interroger sur l’homme
et sa place dans la société (Caractères
de La Bruyère, Maximes de La
Rochefoucauld, Fables de La Fontaine,
rôle des écrivains des Lumières…). Prérequis qui conduisent à une réflexion sur
le sens même du mot « humanisme » qui, dans une acception large, sert
à désigner une attitude intellectuelle et morale portée à affirmer la dignité
de l’homme, valable à toutes les époques. L’objet d’étude spécifique de la
classe de Première L nécessite un resserrement de cette définition : l’humanisme,
pris dans son sens historique, désigne en effet aujourd'hui un grand mouvement
intellectuel, caractéristique de la Renaissance, associé au réveil des langues
et de la littérature de l’Antiquité, des « belles-lettres », latines
et grecques, que Rabelais nomme « lettres d’humanité ». L’umanista désigne alors l’homme qui
s’adonne avec ferveur aux lettres antiques. La dimension
« subversive » de cet accès direct à la pensée antique, débarrassée
de la glose théologique sous laquelle l’étouffait le dogmatisme et le formalisme
scolastique au Moyen Âge, est perceptible dans les textes du corpus. Notre
séquence pourra suivre celle d’une « partie substantielle » des Regrets de Du Bellay, dans le cadre de
l’objet d’étude « Ecriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos
jours » (repères historiques : Pléiade ; satire ;
importance de la question linguistique : Défense et illustration de la langue française, 1549 ;
renouvellement de l’art poétique).
[Ordre des séances]
Séance 1 : mythe d’Antiphysie, mythe généalogique, texte qui
demande sans doute le plus gros effort herméneutique mais à la lumière duquel
les trois autres textes pourront se lire. Éloge paradoxal à travers lequel R
dénonce les discours faux et dangereux, facteurs d’intolérance et de discorde.
Antiphysie, l’antinature = mère de tous les monstres, ceux qui vont finir par
se déchaîner dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Séance 2 :
Etude d’un autre éloge paradoxal, celui de la Folie dans l'Éloge de la Folie d’Erasme. Toutefois, si, dans son discours, la
Folie renverse les valeurs, comme Antiphysie, ce n’est pas pour tromper son
lecteur : en célébrant les « vertus » de l’illusion et du
mensonge, Erasme dénonce, certes, les faiblesses de l’esprit humain, mais il invite
aussi son lecteur à porter un regard à la fois lucide et indulgent sur celles-ci
et sur la folie généralisée qui permet aux hommes de supporter leur condition
et d’accéder, sinon au bonheur, du moins à l’illusion du bonheur. Ambivalente, la
Folie apparaît alors comme une sagesse supérieure qui nous impose un nouveau
regard sur l’homme, au-delà des préjugés. Séance 3 : A l’éloge de
la Folie d’Erasme répond, dans Utopia,
l’éloge de la sagesse. Ce texte peut en effet se lire comme le miroir inversé
du texte précédent : en nous livrant le point de vue des Utopiens sur la
civilisation européenne, Thomas more dénonce la folie des hommes accordant une
importance inconsidérée et absurde à des valeurs factices, et propose, en
contrepoint, un modèle idéal de société. Séance 4 : Cette importance,
accordée à des valeurs factices qui maintiennent l’homme dans l’erreur et
l’illusion, tient à la puissance de leur imagination, puissance que Montaigne
démontre dans cet extrait de l’« Apologie de Raymond Sebond », dans
le deuxième livre des Essais, en se
fondant sur l’exemple du vertige. Démarche argumentative différente de celle
mise en œuvre dans les textes précédents : on n’est plus dans la satire mais
dans la démonstration empirique. A la logique fausse, perverse et dangereuse
d’Antiphysie, au début de la séquence, répond le discours droit, la parole sage,
la recherche d’une vision de l’homme la plus juste et « naturelle » (donc
la moins « antiphysique ») possible. On n’est plus dans un discours "contre"
("anti"), destructeur, mais dans la construction d’un raisonnement
expérimental prenant avec indulgence les mesures de l’homme. Pas de détour non
plus par la fiction ou la prosopopée : l’auteur lui-même, avec naturel et
simplicité, nous livre ses pensées, ses réflexion et nous invite à le suivre
dans sa quête philosophique. Evaluation sommative : dissertation,
dont nous donnerons quelques éléments de corrigé à la fin de la séquence.
[Partie 2 : détail des séances (partiellement rédigée)]
La première séance, d’une durée de deux
heures, sera consacrée à la lecture analytique de l’extrait du Quart Livre, épopée pantagruélique qui
s’inscrit dans un contexte de montée de l’intolérance religieuse. Amodunt (la
démesure) et Discordance apparaissent ainsi comme les signes précurseurs des
guerres de religion. A travers cet apologue, placé dans la bouche du sage
Pantagruel, Rabelais dénonce les discours mensongers et dangereux qui
pervertissent la divinité et inversent les valeurs humaines. Les monstres
décrits sont menaçants (dents, crabes) et expriment à la fois la bêtise et la folie
(âne). Ils sont aussi ambivalents, car terrifiants et comiques à la fois :
le rire carnavalesque le cède à l’inquiétude.
Pantagruel, qui raconte cet apologue
antique – en fait emprunté à un humaniste italien Coelio Calcagnini – adopte le
ton du mythe philosophique, ce qui suscite une discordance burlesque avec la
description de l’engeance monstrueuse d’Antiphisie, parodie du Banquet de Platon relatant la naissance
d’Eros (l’Amour), issu de l’accouplement de Poros (l’Abondance) et de Penia (le
Manque). Le caractère grotesque des corps chimériques d’Amodunt et Discordance
est souligné par des comparaisons réifiantes (« comme un ballon »,
« comme pelotes ») ou animales (« aussi grandes que des oreilles
d’âne », « aussi durs que ceux des crabes »), comparaisons qui
connotent l’enflure (ballon, pelotes), la stupidité (âne), l’agressivité
(crabes) et la folie, les oreilles d’âne étant l’emblème des fous depuis le
Moyen Âge. Cette description analogique est marquée par l’inversion (elle va en
effet des pieds à la tête) et la laideur. Ce renversement carnavalesque
s’appuient sur des images d’un monde à l’envers : haut / bas (« marchaient
sur la tête », « cul par-dessus tête », « yeux hors de la
tête, fixés à des os semblables à ceux du talon »), devant /
derrière (« bras et mains […] tournés en arrière vers les
épaules »).
Antiphysie, Amodunt et Discordance sont
des allégories, figure de style qu’il conviendra d’expliquer aux élèves. Les
idées sont en effet représentées par des moyens qui mettent le langage à
l’épreuve : la discordance burlesque est entretenue par le discours
d’Antiphysie, faisant l’éloge de ses enfants, au détriment de ceux de Physis
dans un bel exercice sophistique, raisonnement fallacieux prenant l’apparence
de la rigueur et de la logique – notion qui nécessitera également d’être
définie. La rhétorique épidictique s’appuie ici sur les syllogismes pour nous
livrer un éloge paradoxal. Le discours devient à son tour monstrueux,
renversant la logique et le principe de la divinité, ce qui relève du
sacrilège. Ce renversement des valeurs spirituelles et des modèles
philosophiques est particulièrement visible dans la parodie du Timée, à travers la perversion de deux
idées : la forme sphérique, liée à l’idée de la perfection de l’âme, et la
comparaison entre l’homme et un arbre renversé qui, chez Platon, indique
l’enracinement céleste de l’homme, dont les cheveux pointent vers le ciel.
Renversée par Antiphysie, la comparaison est mise « cul par-dessus
tête », comme les monstres qu’elle caractérise. Cette perversion des
images vise le rabaissement de l’homme, l’impossibilité de tout mouvement
d’élévation. Après la monstruosité physique, c’est donc la monstruosité de la
parole qui est dénoncée sans ambiguïté. Antiphysie est un monstre
rhétorique : seuls les « bêtes brutes », « les fous et les
insensés », « les gens écervelés et dénués de jugement et de bon
sens » peuvent se laisser convaincre par son discours sophistique et
dangereux, par sa parole fausse, hypocrite et agressive.
Antiphysie est un monstre qui les
contient tous, elle est l’origine du Mal. Le mythe semble alors faire de la
Nature une valeur absolue, liée à la beauté et à l’harmonie, et de la déviance
contre-nature de l’humanité (de ses institutions, de ses croyances, de ses
vices et de ses discours) la source de toutes les monstruosités. Rabelais pose
ainsi un système binaire de valeurs et d’antivaleurs et règle ses comptes avec
ses ennemis, qu’ils soient catholiques (Postel, Puy-Herbault) ou huguenots
(Calvin).
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| Antiphysis et Amodunt |
La deuxième séance, d’une durée de deux
heures, permettra aux élèves de découvrir un grand penseur érudit de la
Renaissance, Érasme, à travers un deuxième éloge paradoxal faisant écho à celui
de l’Antinature, mais pour des effets très différents. Dans l’Éloge de la Folie, ouvrage relevant du
genre oratoire, la Folie, figure allégorique, s’adresse aux hommes et tente de
les libérer de leurs idées reçues. Il s’agira de voir en quoi la célébration
paradoxale des « vertus » de l’illusion et du mensonge, permet à Érasme non seulement de dénoncer les faiblesses de l’esprit humain, mais aussi
d’inviter son lecteur à porter un regard à la fois lucide et indulgent sur cette
folie généralisée qui permet aux hommes de supporter leur condition et
d’accéder, sinon au bonheur, du moins à l’illusion du bonheur.
Il s’agira d’abord de rendre les élèves
sensibles à la stratégie argumentative mise en œuvre. Érasme donne la parole à
l’allégorie de la Folie à travers l’usage de la prosopopée, figure de
rhétorique caractéristique du genre épidictique, visant un effet oratoire spectaculaire. Les élèves seront amenés à analyser la mise
en scène du discours: la Folie, s’exprimant à la première personne, s’adresse directement
aux hommes sur le ton de la conversation, comme en témoignent la présence de la
deuxième personne du pluriel, des impératifs et des questions rhétoriques
(« qu’est-ce que cela fait à son plaisir ? » ;
« n’est-il pas plus heureux… ? » ; « Trouvez-vous une
différence… ? »). Ces effets d’oralité, qui transforment le lecteur
en auditeur, visent à le persuader, à l’impliquer dans la réflexion, afin de
l’amener à aller au-delà des idées reçues. L’ironie, qui pointe à la fois
l’emphase excessive des prêtres (« le crieur, (pardon, je voulais dire
l’orateur) ») et la facilité avec laquelle les hommes se bercent
d’illusion (« Qu’un tel bonheur coûte peu ! »), crée habilement
une complicité entre l’instance émettrice et ses destinataires. Il s’agira
alors de faire apparaître la construction paradoxalement logique et rigoureuse
de ce discours attribué à la Folie – qui démontre ici la difficulté ou
l’incapacité des hommes à être lucides, et leur aveuglement dans la distinction
du Vrai – tout en faisant percevoir aux élèves la différence avec les sophismes
d’Antiphysie. Parce qu’il est le fait de la Folie qui renverse les valeurs
habituelles, le raisonnement repose sur des paradoxes, c’est-à-dire des idées
allant à l’encontre de la doxa, comme
en témoigne la thèse formulée dans la première phrase : le bonheur ne
dépend pas de la réalité mais de l’opinion, c’est-à-dire de l’illusion
personnelle que l’on a d’elle. Viennent ensuite les arguments, dont la valeur
générale est soulignée par le présent gnomique et l’article défini à valeur
générique : la connaissance, c’est-à-dire l’accès au Vrai et au Bien,
n’apporte pas le bonheur, au contraire ; l’opinion est non seulement plus
facile à acquérir que la connaissance, mais, en outre, elle contribue davantage
au bonheur de l’homme. Ces arguments sont systématiquement suivis d’exemples
concrets et particuliers que les élèves seront amenés à distinguer. Preuve
technique reposant sur l’analogie, l’exemple sert à rendre un énoncé plausible
par généralisation, effet particulièrement visible dans le dernier exemple qui
prend la forme d’une expérience personnelle, « l’oratrice » se posant
en témoin : « j’ai connu quelqu’un de mon nom ». Dans le dernier
paragraphe, deux arguments d’autorité apportent une caution antique –
philosophique et littéraire – à l’argumentation : La République de Platon, avec l’allusion au mythe de la Caverne, et
le récit de Lucien, Le Songe ou Le Coq.
L’extrait se termine par une phrase de conclusion lapidaire : « Il
n’y a pas de différence [entre le fou et le sage] ou, s’il en est une, c’est la
condition des fous qu’il faut préférer », formule paradoxale qui nous
impose un nouveau regard sur l’homme, plus indulgent et dépassant les idées
reçues.
La deuxième partie s’intéressera plus
particulièrement à l’humour d’Érasme, tel qu’il transparaît dans les exemples,
qui convoquent tous les domaines de la vie humaine – religion, nourriture,
amour, art, richesse – afin d’illustrer la préférence des hommes pour le
mensonge et l’illusion. Les jeux d’antithèses et les images révèlent la tension entre
réalité et apparences, mais aussi entre comique et sérieux. Ainsi,
l’évocation de la religion, « chose sérieuse », donne lieu à une
énumération comique témoignant de l’ennui de l’auditoire qui « dort,
baille, s’embête » pendant un prêche, mais « se réveille et se tient
bouche bée » dès que le sermon se transforme en « conte de bonne
femme ». Après les nourritures spirituelles viennent les nourritures
terrestres associant de manière burlesque le goût des « salaisons pourries »
à la « saveur d’ambroisie », puis l’hyperbole comique « femme
laide à faire peur » à la figure de Vénus. L’évocation des œuvres d’art et
des bijoux met en lumière le goût du factice, du clinquant, qui empêche de
distinguer un « méchant tableau barbouillé de cinabre ou de safran »
d’un chef-d’œuvre « d’Appelle ou de Zeuxis », ou de « fausses
pierreries », de pierres « vraies et naturelles », « rares
et d’un prix inestimable ». La comparaison de cette
« verroterie », de « ces riens », avec un
« trésor », un « cadeau princier », en élevant le factice
au rang du précieux, a pour effet de réduire à néant toutes les richesses humaines car,
au final, les vraies pierreries ont-elles plus de valeur que les fausses ?
Cette valeur qu’on leur accorde a-t-elle plus de sens, plus de raison
d’être ? C’est la question que soulèvera Thomas More dans l’extrait d’Utopia qui fera l’objet de la séance
suivante. Les questions rhétoriques qui accompagnent ces exemples tendent à valoriser
la folie humaine en faisant accepter l’idée que l’illusion – la folie – est le
moyen, pour les hommes, d’accepter leur condition et d’en être heureux.
L’évocation du pouvoir des
« conte[s] de bonne femme », des « saint[s] un peu fabuleux et
poétiques[s] » n’est pas sans rappeler les pouvoirs de la fiction sur
l’imagination humaine, or, comme le montrera Montaigne dans l’« Apologie
de Raymond Sebond », l’imagination a tout pouvoir sur le jugement. Le
dernier axe de l’analyse sera alors consacré à la dimension réflexive du texte.
La prosopopée de la Folie, discours fictif, met en lumière sa propre puissance
rhétorique. Les deux œuvres antiques auxquelles il est fait référence à la fin
de l’extrait font elles aussi appel à la fiction : qu’elle prenne la forme
d’une allégorie sérieuse ou celle d’un dialogue burlesque entre un savetier et
son coq, la fiction, comme la Folie, lève en effet le voile sur les faiblesses
et les paradoxes de l’esprit humain. Dans Le
Songe ou Le Coq de Lucien de Samosate, auteur satirique qui a largement
inspiré L’Eloge de la Folie, le
savetier Mycille rêve qu’il est riche. Le réveil est donc douloureux (c’est
alors son coq qui, pour le consoler, lui démontre de manière burlesque l’inutilité
des richesses). A la misère du réel s’opposent les fastes du « rêve
doré » d’où Mycille aurait souhaité ne jamais sortir, comme le souligne
l’irréel du passé des lignes 30-31. Sur ce point, le rêve de Mycille se
rapproche de la Caverne de Platon, dans laquelle les hommes sont également
enfermés. L’explication, même rapide, de cette célèbre allégorie – dont on
pourra proposer un extrait en lecture complémentaire – sera l’occasion
d’insister sur l’importance des œuvres antiques pour les penseurs de la
Renaissance, de mettre en lumière la démarche herméneutique exigée du lecteur
et d’initier les futurs élèves de Terminale L à une approche
« philosophique » des textes. La Caverne représente le monde
sensible, domaine des opinions et des illusions dans lequel les hommes sont
enfermés. A l’extérieur, accessible seulement pour le sage, se trouve la
Vérité, la vraie réalité, le monde intelligible des Idées dont les hommes, dans
la caverne, ne voient que les ombres. On retrouve dans L’Eloge de la Folie la forme allégorique, la conception du monde
sensible fait d’opinions, l’aveuglement des hommes, victimes d’illusions. Mais
Erasme traite l’allégorie platonicienne d’une manière personnelle et les deux
penseurs divergent sur leur conception de la folie : pour Platon, les
hommes dans l’erreur considèrent que le sage est un fou ; celui qui sait
est exclu par ceux qui sont restés dans l’ombre. Au contraire, chez Erasme, la
folie est bienfaisante car elle permet à l’homme de supporter sa condition.
Cette conception de l’homme témoigne de l’indulgence du penseur humaniste à
l’égard de la folie humaine.
La troisième séance proposera, en écho à
l’éloge de la Folie, l’éloge de la Sagesse à laquelle s’est livré l’humaniste
anglais Thomas More, ami d’Érasme, dans Utopia.
L’utopie, mot qui vient du grec, avec une racine
double ("u-topia", le non lieu et "ou-topia", le beau lieu),
désigne un lieu imaginaire et parfait et, par extension, qualifie les récits
décrivant une société idéale. C’est le cas de l’île d’Utopie, inspirée par le
mythe platonicien de la cité idéale (cf. La
République, mais aussi quelques passages du Timée et du Critias
évoquant l’Atlantide et l’Athènes ancienne). Ainsi, tout en proposant un modèle
de société, l’écrivain humaniste porte un regard critique sur la société
contemporaine. La lecture analytique de ce texte permettra de montrer en quoi
l’île d’Utopie constitue l’image d’un monde politique et moral inversé.
Le texte propose des regards croisés sur
les comportements humains : un « ethnographe » européen décrit
l’éducation du peuple utopien et retranscrit le regard « étonné » que
ces derniers portent sur les Européens. Les trois premiers paragraphes transcrivent
le point de vue subjectif des Utopiens, sujets des verbes de pensée et
d’appréciation, tandis que, dans le dernier paragraphe, le narrateur – Raphaël
Hytlodée – double de Thomas More tout comme Alcofrybas Nasier sera le double de
Rabelais – intervient directement (« comme je l’ai déjà dit »). Hytlodée
décrit objectivement, à la manière d’un ethnographe, l’éducation reçue par les
Utopiens, éducation qui explique le regard critique que ce peuple imaginaire porte
sur les humains. Toutefois, malgré ce souci d’objectivité, le lecteur perçoit
la sympathie du narrateur pour les habitants de l’île et leur conception
de la société, sympathie qui transparaît dans le possessif affectif « nos
insulaires » et dans le pronom indéfini « on » qui désigne les
Utopiens mais semble aussi englober le narrateur. L’expression dépréciative
« nos extravagances » pour qualifier les erreurs de jugements, les
folies des Européens, montre également sans ambigüité que le narrateur
partage le point de vue des Utopiens. Ainsi, l’opinion des Utopiens sur les
valeurs morales et politiques traduit le regard critique que porte le penseur
humaniste sur la société de son époque. L’ironie transparaît dans la formule
« des êtres raisonnables » (l.1), aussitôt contredite par l’isotopie
de la folie (répétition de « folie » ; « extravagances » ;
figure dérivative « fou », « folie »), jetant le discrédit sur
ces « êtres raisonnables » qui accordent tant d’importance à une
valeur illusoire, l’or, dont l’isotopie parcourt également tout le texte. Le vocabulaire, fortement dépréciatif, met en
lumière à la fois la fragilité et le caractère factice, voire néfaste des
richesses matérielles : « incertaine », « douteuse »,
« factice », « inutile », « caprice »,
« quelques piles d’écus » (qui peuvent donc s’écrouler…),
« trahir », « sordide avarice », « Crésus
égoïstes ». Or, l’or n’a pas de valeur en soi ; seule l’importance
que les hommes lui accordent lui confère cette valeur, comme l’a démontré Érasme dans le texte précédent. L’extrait s’ouvre sur l’évocation des bijoux,
dont « la lumière incertaine et douteuse », confrontée à celle du
cosmos (« les astres et le soleil »), apparaît comme insignifiante et
factice : au final, perles et pierres « vraies et naturelles » ne
sont donc pas plus précieuses que la « verroterie » qui charmait la
jeune épouse dans l’Éloge de la Folie.
La lumière des astres, visible de tous, devrait, par contraste, faire prendre
conscience aux hommes de la petitesse et de la vanité des richesses matérielles,
et les aider ainsi à sortir de leur Caverne… La plume satirique de More, dans les
trois premiers paragraphes, renverse les valeurs sur lesquelles repose la
société afin de faire apparaître les « extravagances »
humaines : le culte de l’apparence assimile, de manière cocasse, l’homme à
un mouton (l.3-5) ; le pouvoir est confié au plus « riche » sans
prise en compte de ses qualités morales et intellectuelles, comme le soulignent
la comparaison comique « stupide comme la bûche » (l.8) et les
antithèses « stupide, sot et immoral » / « sage et
vertueux » (l.9) ; pire encore, la richesse est sacralisée (« honneurs
presque divins »).
En contrepoint, Thomas More propose un
autre modèle de société fondé sur d’autres valeurs. L’idéal utopien apparaît en
creux : en critiquant les richesses matérielles, les habitants de l’île
montrent que celles-ci ne les intéressent pas. C’est une valeur illusoire,
définie par les hommes eux-mêmes. La richesse matérielle n’étant pas gage de
sagesse, elle ne confère aucune légitimité au pouvoir. Les Utopiens considèrent
donc comme une absurdité le fait de laisser le pouvoir aux hommes riches. Le
modèle politique qui se dessine ici en creux est proche de celui décrit par
Platon dans La République : les
Utopiens vivent « au sein d’une république » (l.21) gouvernée par des
hommes sages et vertueux (qualités mises en valeur au deuxième paragraphe par
leur opposition à la bêtise et l’immoralité), des « philosophes ».
Or, pour l’auteur, les institutions de cette « république » idéale
sont « formellement opposées à tous nos genres d’extravagances ». On fera
alors comprendre aux élèves ce que cette conception du pouvoir pouvait avoir de
dérangeant, voire de subversif, au XVIe siècle, dans une Europe où
dominent les régimes monarchiques (en Angleterre, règne d’Henri VIII). A ce
modèle politique s’associe un modèle d’éducation : si les Utopiens
pratiquent tous les travaux manuels leur permettant de vivre essentiellement en
autarcie (agriculture, artisanat…), le narrateur insiste sur l’importance des
lettres et des travaux intellectuels pour tous les Utopiens, comme en
témoignent les formules généralisantes (« donner une éducation libérale à
tous les enfants », « la grande masse des citoyens, hommes et
femmes »). Parmi les Utopiens, cependant, un « fort petit
nombre » se consacre uniquement à la « culture de l’esprit »
(l.26). Les enfants ne sont pas sélectionnés selon leur naissance et leur
richesse, mais selon leurs aptitudes intellectuelles : « un génie
pénétrant, une vocation scientifique » (l.27). C’est parmi cette petite
élite que seront choisis les hommes amenés à gouverner. A souligner :
l’inclusion des femmes dans l’apprentissage de l’esprit. Utopie est une société
où règne l’égalité entre tous les citoyens. Utopia
est donc un récit fictif qui décrit un monde imaginaire proche de l’idéal de
l’auteur et propose un contrepoint lumineux et satirique à la société de son
temps. On retrouve un idéal humaniste partagé par Rabelais, même si le point de
vue de Thomas More semble moins élitiste que dans la description de l’abbaye de
Thélème, à la fin de Gargantua, qui
réunit avant tout une aristocratie de naissance et d’esprit. Le modèle
politique et moral d’Utopia préfigure
également les idées des philosophes des Lumières : le pouvoir doit en
effet être exercé par des hommes éclairés et les comportements humains se
fonder sur l’éducation ; la société doit reposer sur l’éducation des
citoyens, la connaissance permettant l’exercice de la raison et de l’esprit
critique. La technique du renversement de perspective par le biais de
« l’œil neuf » posé sur la société sera reprise par de nombreux
écrivains, dont Montesquieu dans Les
Lettres persanes en 1721.
La confusion de l’éclat de l’or avec
celui des astres témoigne de la puissance de l’imagination sur l’esprit humain.
Or, c’est cette puissance que démontre Montaigne dans l’extrait du deuxième
livre des Essais auquel sera
consacrée la quatrième séance de notre séquence. Ce célèbre passage du chapitre
12, « Apologie de Raymond Sebond », dont Pascal se souviendra, vient
clore notre groupement en mettant en lumière la principale cause des erreurs et
des illusions humaines. Arrivant à la fin de ce long chapitre, dans lequel il a
souligné la vanité de la science et la fragilité de la raison humaine,
Montaigne s’intéresse aux erreurs des sens qui viennent brouiller la raison et
la perception. Il choisit l’exemple du vertige pour démontrer expérimentalement
la faiblesse de l’esprit humain, pour souligner l’imposture de l’imagination,
mais aussi pour se moquer des philosophes, qui ne sont pas à l’abri de cette
imposture.
Montaigne nous livre ici une
démonstration par l’exemple. Le vertige n’est pas exactement une imposture des
sens mais plutôt un effet de l’imagination qui interpose, entre l’homme et les
choses, des images mentales qui font écran à la réalité. La peur de tomber
saisit celui qui n’est pas menacé mais qui s’imagine sa chute. Pour le
démontrer, Montaigne propose un raisonnement hypothétique, qu’il formule au
subjonctif, à la manière d’un mathématicien : « qu’on loge un
philosophe », « qu’on jette une poutre ». Chacune de ces
expériences est étayée par une analogie avec des expériences possibles pour
tout le monde : la cage est ainsi comparée aux « galeries qui sont en
nos clochers » et la poutre suspendue aux promenades au bord d’un gouffre.
L’expérience réelle, vécue par l’auteur (« J’ai souvent essayé
cela ») confirme l’hypothèse. Une forte articulation logique – que les
élèves seront amenés à identifier – structure le texte par emboîtements,
multipliant les propositions subordonnées relatives et circonstancielles. Ayant
à cœur de valider son raisonnement, Montaigne propose des exemples concrets et
des situations précises, comme en témoigne la description de la cage et de la
poutre. La cathédrale Notre-Dame est connue de tous et les déterminants
possessifs renforcent la proximité de l’auteur avec son lecteur, avançant sur
un terrain commun. L’expérience tend à montrer l’impossibilité des hommes à
entrer en contact avec les choses telles qu’elles sont, impossibilité due à la
vision déformée qu’ils en ont. L’isotopie de la vue, omniprésente, souligne la
contradiction entre la raison (« il verra par raison ») et la
perception (« la vue »). L’hypothèse de la poutre conclut ainsi à la
défaite de la raison chez tous les hommes, comme le montrent la tournure
impersonnelle, le pronom « nous » et le présent gnomique :
« Il n’y a sagesse philosophique […] qui puisse nous donner courage d’y
marcher » ; les sens ont en effet « cette puissance de commander
notre discours et notre âme », ce que confirme l’argument d’autorité
faisant référence au philosophe Théophraste, pour qui les oreilles sont
« le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des
impressions violentes à nous troubler et changer ». La raison ne peut rien
contre les effets non pas de la vue mais des images que suscite la vue. En
insistant sur l’absence de risques encourus, Montaigne fait surgir le paradoxe
du vertige : il fait trembler et transit alors même qu’on est à l’abri du
danger. Pourquoi ? Parce que la vue suscite des images que l’esprit
interprète en faussant les données du réel.
Le genre de l’essai, tel que Montaigne
le conçoit, laisse entendre la voix de l’auteur qui, tout en s’appuyant sur les
références culturelles, historiques et philosophiques du passé, adopte une
démarche empirique fondée sur l’expérience personnelle : « J’ai
souvent essayé cela », « je ne pouvais souffrir la vue »,
« j’y remarquai aussi ». Mais, « chaque homme port[ant] la forme
entière de l’humaine condition », le « je » se transforme peu à
peu en « nous » : l’expérience individuelle a en effet pour but,
ici, de comprendre et de révéler les mécanismes de l’esprit humain. Montaigne
ne cherche pas pour autant à donner une vision univoque de l’homme et, derrière
son objectivité apparente, cette démonstration – qui clôt un chapitre où les
théories et les désaccords sur des notions telles que l’âme ont été passées en
revue – est une véritable attaque contre la vanité des philosophes. L’exemple
irrévérencieux du philosophe suspendu dans une cage participe du burlesque, la
cage étant plutôt réservée à un animal dangereux. On peut également voir dans
cette image le carcan d’une logique qui tourne à vide, comme le laisse entendre
l’ironie de l’expression « par raison évidente », qui relève du
langage logique volontiers utilisé par
les philosophes dogmatiques. L’ironie se poursuit avec le passage de la cage à
la poutre : la « sagesse philosophique » est en effet annihilée
par la comparaison avec « les recouvreurs » puis avec le commun des
mortels (« nous »). La raillerie culmine ensuite avec l’exemple de Démocrite,
désigné par la périphrase ironique « ce beau philosophe », qui, pour protéger son
âme, choisit de s’aveugler, Œdipe ridicule achevant de se couper du monde en
refusant son corps. Or l’omniprésence de l’isotopie du corps, dans ce texte,
indique l’importance que Montaigne lui accorde. C’est en effet par le corps et
malgré les erreurs des sens que l’homme réagit au monde qui l’environne. Cette
importance est rendue sensible par le choix de termes pittoresques pour
désigner les réactions physiques engendrées par la peur :
« tremblement de jarrets et de cuisses ». Montaigne montre ainsi
dans quelle dépendance nous vivons à l’égard de notre corps et la fin du texte
insiste sur la nécessité vitale de nos sens, sources d’erreurs, certes, mais
aussi, paradoxalement, de connaissance et de plaisir.
Ainsi, Montaigne montre combien
l’imagination nous projette hors du temps et de l’espace où nous sommes, allant
jusqu'à produire des désordres « psychosomatiques ». Pascal se
rappellera ce texte mais, se montrant plus concis et précis, il écartera la
saveur concrète de cette démonstration et conclura à la misère de l’homme. La
démarche de Montaigne, qui se fonde sur un raisonnement empirique, montre le
caractère irrationnel du vertige, mais prend aussi avec indulgence les mesures
de l’homme, au sens de limites, mais aussi de capacités. La séquence, qui avait
débuté sur la dénonciation de la démesure et de la logique dévoyée, avec
l’allégorie d’Antiphysie, se termine ainsi sur une parole logique,
« naturelle » et indulgente, qui, tout en tenant compte des
faiblesses et des paradoxes du jugement humain, apparaît comme un précieux
rempart contre les discours dangereux des enfants d’Antiphysie et de tous leurs
adeptes.
Dissertation : Comment les écrivains humanistes ont-ils renouvelé la pensée sur l’homme tout en faisant œuvre de création ? On attendra que les élèves relève la volonté affichée de lutter contre les dogmatismes et une vision univoque de l’Homme. Variété des genres argumentatifs utilisés, renouvellement de la pensée et de la rhétorique antiques. Prise en compte des paradoxes et des faiblesses de l’esprit humain. Volonté d’aller au-delà des préjugés tout en proposant un modèle de société idéale…
Prolongement :
analyse du tableau allégorique de Jérome Bosch, La Nef des fous, en liaison avec le titre de la séquence et les
différents extraits. Elargir l’interprétation de l’Eglise à la condition
humaine.
Cécile Boisbieux
![]() |
| Jérôme Bosch, La Nef des fous (vers 1500), huile sur panneau de 58 x 32 cm |
Récréation! Graine de soleil, un roman de Cécile Boisbieux
Axel et Lisa vivent avec leur père dans une grande maison d’un quartier bourgeois de Toulouse. Leur mère est repartie depuis de nombreuses années à Barcelone, sa ville natale, et ne donne presque jamais de nouvelles. Les deux enfants ont dû grandir avec cette absence. Passionnée de littérature et de musique, Lisa est étudiante en licence de Lettres Modernes. A peine plus âgé que sa sœur avec laquelle il entretient depuis toujours une relation fusionnelle, quasi incestueuse, Axel ne fait rien de sa vie et semble rongé par un désir malsain d’autodestruction. Depuis quelques mois, il fréquente le patron du Monkey Club, un homme à la réputation sulfureuse soupçonné d’être au centre d’un important réseau de trafic de cocaïne et de prostitution masculine.
Le soir de ses vingt ans, au cours de la fête d’anniversaire qui réunit tous ses amis, Lisa reçoit un étrange cadeau anonyme, un manuscrit vierge portant seulement le titre du récit – Graine de Soleil – dont elle avait entrepris l’écriture entre dix et treize ans avant d’abandonner son héros, un jeune Inca du XVIe siècle, double fictif d’Axel, dans les méandres de l’intrigue. Incitation à terminer l’aventure ou volonté sournoise de réveiller de terribles secrets enfouis au plus profond de sa mémoire, ce cadeau va bouleverser la vie de Lisa et celle de son frère.
[1] Peintres célèbres de la
Grèce antique.
[2] Dans Le Songe ou Le Coq de Lucien, le savetier Mycille est réveillé par
le chant du coq alors qu’il rêvait qu’il était riche.
[3] Cette fable est en fait
empruntée à l’humaniste italien Calcagnini (1479-1541).
[4]
Antinature, mot forgé par Rabelais.
[5]
Démesure.
[6] D’après
Saint Augustin, Tellumon est un Génie romain personnifiant les puissances
génératrices de la terre.
[7] Matagots,
Cagots, Papelars : Différentes espèces d’hypocrites.
[8]
Allusion aux disciples de Guillaume Postel, qui considérait Rabelais comme un
ennemi de l’Evangile.
[9]
Calvin venait de condamner Rabelais dans son traité Des scandales de 1550, le
rangeant parmi ces « chiens enragés » dont le but est « d’abolir
toute révérence de Dieu ».
[10] Gabriel
de Puy-Herbault, docteur de la faculté de Paris, avait accusé Rabelais d’être
un pourceau d’Epicure et un athée.
[11] Frères quêteurs,
présentés comme gloutons et usuriers dans Gargantua.
[12] Bigots, hypocrites.
[13] Hypocrites.
[14] Pourtant.
[15] Soulage.
[16] Abrupts.
[17] "De sorte qu'on ne peut regarder en bas sans vertige des
yeux et de l'esprit à la fois" (Tite-Live, XLIV).
[18] Probable allusion à
Démocrite.











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