Il
était presque trois heures du matin mais ni l’heure tardive, ni l’orage, ni les
vêtements trempés, ni l’ivresse générale n’avaient rebuté les irréductibles
fêtards, qui avaient même relevé le défi avec un certain enthousiasme. Seule
Camille avait préféré rester pour remettre un peu d’ordre en attendant le
retour de Rafael.
A
l’arrière de la Fiat Panda de Yann, la tête sur l’épaule de Quentin qui fumait
un joint comateux à côté d’elle, Lisa se laissait griser pas les vapeurs
parfumées et par le défilé hypnotique des lumières de la ville. Les roues de la
voiture faisaient jaillir de grandes gerbes d’eau et les essuie-glaces
balayaient frénétiquement le pare-brise, menaçant de s’arracher à tout instant.
« Putain,
faut être motivés ! dit Yann en essayant tant bien que mal de garder
le cap. Au moins, j’espère qu’avec toute cette flotte, les flics foutront pas
le nez dehors !
—
Flics flotte… flics flotte… flics flotte… » chantonna Quentin dont
l’esprit flottait dans une autre dimension.
Malgré
la fatigue, Lisa se sentait étrangement excitée. Elle avait de nouveau saisi le
fil de l’aventure et celui-ci la conduisait, à travers l’orage, vers la
discothèque où, trois nuits par semaine, Clément travaillait comme barman. Au
fond d’elle-même, une petite voix agaçante lui disait que tout cela était
ridicule, aussi pathétique que la démonstration de Air Guitar de Marko devant MTV, mais une large bouffée de White Widow[1]
asphyxia vite cette voix importune. Lisa replaça le joint entre les lèvres de
Quentin et croisa, dans le rétroviseur, le regard suspicieux de son frère,
assis à la place du mort. Elle lui adressa un sourire provocateur, un peu
forcé, mais les yeux d’Axel restèrent sombres. Aucune lueur de complicité ne
vint atténuer la noirceur des prunelles auréolées de rouge.
Comme
tous les week-ends, le Monkey Club était bondé et, malgré ses relations, Axel
eut toutes les peines du monde à procurer une table convenable au petit groupe
qui avait déjà soif. Yann avait dû se garer assez loin mais, comme par miracle,
l’orage s’était arrêté aussi brutalement qu’il avait commencé et ils avaient pu
gagner l’abri de la boîte sans se mouiller davantage. Lorsqu’ils furent enfin
installés sur des banquettes confortables, devant des cocktails fluorescents,
ils laissèrent traîner leur regard sur les danseurs robotiques qui vibraient
sur des rythmes d’Acid Techno et d’Electro Funk. L’endroit n’était pas très
grand mais le moindre recoin avait été aménagé en piste de danse. Des lumières
syncopées zébraient la nuit artificielle, faisant apparaître par intermittence
les détails du décor fantasmatique. Le Monkey Club était un oxymore
architectural où les contraires fusionnaient de façon ostentatoire. Sur les
murs étaient peints des gratte-ciel vaguement inspirés de Manhattan, envahis
par une jungle post-apocalyptique. L’ambiance ultra urbaine était compensée par
une profusion de masques pseudo africains représentant des singes stylisés,
grotesques ou inquiétants, dont certains surgissaient des profondeurs de
recoins obscurs dès qu’un éclair lumineux venait les frapper. Dans les remix
délirants du DJ, la new wave, la soul, le garage rock, le hip-hop, la salsa,
toutes les musiques fusionnaient dans le grand bain de l’Electro.
Lorsque
le reste du groupe arriva, il fallut se serrer encore davantage.
« Je
ne pensais pas qu’il y aurait encore autant de monde à cette
heure ! » s’exclama Delphine en essayant de se faire une petite place
entre Antoine et Samia.
Matthew,
Helena, Marko et Isabelle, charmés d’emblée par les Sirènes du Monkey Club,
s’étaient directement jetés dans l’océan électrique qui les avait aussitôt
engloutis. Yann, apercevant Haruki, un verre de vodka orange à la main, se leva
pour lui faire signe en lui criant :
«
Hello Bioman ! Je vois que t’as
rechargé tes batteries ! T’es prêt à repartir au combat ?
— Hai, mon grand nègre, je suis prêt à aller
jusqu’au bout de la nuit avec toi ! Je bois à ton retour à l’état
sauvage dans la jungle urbaine ! » répondit Haruki, euphorique, le
verre levé, en s’asseyant tant bien que mal parmi les buveurs.
Yann
hurla en se frappant la poitrine puis ils trinquèrent, hilares, éclaboussant
Antoine qui maugréa qu’il était assez mouillé comme ça et que leur humour était
vraiment naze. Enfoncée dans le siège en simili fourrure de léopard, Lisa
n’avait plus la force de parler ni d’écouter les conversations qui essayaient
de se nouer au-dessus de la table basse malgré la musique menaçant de faire
exploser leurs tympans. Tout tanguait : la lumière noire, les lasers, les
corps à corps, les verres à verres… Lisa avait l’impression d’être sur un
navire en partance pour des terres lointaines. Là-bas, de l’autre côté de la
piste, les rangées de bouteilles scintillaient et lui faisaient de l’œil.
Coincée contre Quentin qui profitait de cette promiscuité pour lui caresser la
cuisse en douce, elle cherchait à puiser dans ses dernières réserves assez
d’énergie pour prendre le large et traverser la mer de danseurs.
« Je
vais me chercher une autre margarita », dit-elle en réussissant enfin à
s’extraire de la banquette.
Quentin
la regarda s’éloigner et s’alluma une nouvelle cigarette en laissant tomber un
œil indifférent sur le verre auquel elle n’avait pas encore touché.
Tout
en se rapprochant des bouteilles lumineuses, Lisa essayait d’oublier son
trouble en le noyant dans la transe collective. La chaleur l’engourdissait et
la fumée lui piquait les yeux. Bousculée de toutes parts, elle se faufilait
entre les danseurs, le regard accroché à l’oasis du bar que lui cachaient à
demi les corps des buveurs. Arrivée enfin à bon port, elle parvint à se frayer
une place au comptoir, sous l’œil gourmand d’un gros type qui sirotait un
whisky. Sans se préoccuper des pupilles humides qui roulèrent sur son
décolleté, elle se pencha légèrement et aperçut enfin Clément. Il était assez
loin, occupé à abreuver un troupeau de gazelles altérées.
« Qu’est-ce
que je te sers ? lui demanda une barmaid sexy au rouge à lèvres noir.
—
Je voudrais parler à Clément. »
La
serveuse hocha la tête avec un petit sourire entendu :
« On
le demande souvent, mais il n’est pas consommable sur place. »
La
subtile métaphore laissa Lisa de marbre. Le gros type en profita pour lui
proposer un verre, mais elle ne le voyait pas, ne l’entendait pas, il
n’existait pas.
« Vous
pouvez lui dire que Lisa voudrait le voir. Il comprendra », insista-t-elle.
Le
cœur bondissant au rythme des caissons de basse, elle regarda la fille se
diriger vers l’autre bout du bar et parler à l’oreille de son collègue,
toujours très sollicité. Le gros type s’était rapproché et, visiblement peu
perturbé par l’indifférence de Lisa, lui proposait une cigarette. L’écœurement
la gagnait peu à peu. Sans savoir vraiment pourquoi, elle se sentit soudain
grotesque et eut envie de se fondre de nouveau dans l’anonymat de la danse, de
ne plus sentir que son corps, de n’être plus qu’une chambre sourde, d’oublier
tout ce qui l’agitait au cours de cette nuit qui n’en finissait pas. Il n’y
avait pas de fil. Rien qu’une pelote de sentiments merdiques qui embrouillaient
tout.
Le
regard bleu de Clément la saisit au moment où elle allait céder à son impulsion
et quitter le bar. Il lui sourit et lui fit signe de l’attendre. Le gros type
héla une autre serveuse et commanda une tequila frappée « pour la
demoiselle ». Lisa le regarda avec impatience et lui dit qu’elle ne
voulait ni cigarette ni tequila, seulement qu’il lui foute la paix.
« Je
vois, on préfère les minets, ricana-t-il en lui soufflant en pleine figure son
haleine éthylique. Pas grave, t’es bandante alors ça me fait quand même plaisir
de t’offrir un verre. »
Elle
lui lança un regard moqueur :
« Désolée
d’être désagréable, mais là, je ne crois pas que tu sois vraiment en mesure de
bander.
—
Laisse-moi te prouver le contraire. »
Il
s’apprêtait à abattre sa lourde patte sur les fesses de l’insolente quand le
rugissement menaçant d’Axel l’interrompit net :
« T’as
pas compris ce qu’elle t’a dit, gros porc ? Fous-lui la paix. Si tu la
touches, t’es mort !
—
Tiens, voilà Zorro ! » soupira Lisa en jetant un regard agacé au
justicier brusquement surgi du fond de la nuit.
Le
gros type posa un œil vitreux sur l’importun, avala tranquillement son reste de
whisky puis repoussa Axel d’un geste mou.
« Occupe-toi
de ton cul, petite tapette, viens pas m’emmerder ! » grogna-t-il, la
lippe méprisante.
Lisa
sentit le corps nerveux de son frère prêt à bondir mais elle l’arrêta en lui
tenant fermement le bras gauche, ce bras où s’enroulait la queue du grand
serpent à plumes qu’il s’était fait tatouer à dix-huit ans sur toute une partie
du dos, au grand dam de Rafael.
« Laisse
tomber, je ne suis pas en détresse ! Ma vertu est intacte, si ça peut
te rassurer », ironisa-t-elle.
Le
gros type s’était retourné vers le bar et, sans plus s’occuper d’eux, lapait
maintenant la tequila frappée commandée pour
la demoiselle. Il voulait visiblement éviter les ennuis et ne broncha pas
lorsque Axel, en se glissant entre Lisa et lui pour accéder au comptoir, le
bouscula d’un grand coup d’épaule.
« Tu
veux boire quelque chose ? C’est ma tournée, proposa l’effronté à sa sœur.
—
Où étais-tu passé ? Tu dansais ? Tu es bizarre… Tu as pris
quoi ? » lui demanda-t-elle en observant, inquiète, son visage
luisant de sueur, ses lèvres pâles, ses prunelles de feu.
Axel
l’embrassa sur la joue et, sans répondre, tendit le bras pour commander à boire
au barman qui approchait :
« Deux
margaritas, por favor ! »
Mais
le barman n’obtempéra pas. Etincelant sous les enseignes clignotantes, le
tee-shirt à l’effigie du Monkey Club tendu sur ses pectoraux, il se planta
devant Lisa et la gratifia d’un large sourire :
« Salut
! Quelle surprise ! Ça me fait plaisir de te voir ici ! Tu es arrivée
depuis longtemps ?
—
Non, pas trop. Dis donc, ce n’est pas facile d’arriver jusqu’à toi !
—
C’est vrai, il y a pas mal d’obstacles à franchir ! plaisanta-t-il.
Mais te voilà ! Et quelle sublime apparition !
—
Au secours, je vais vomir ! se moqua Axel, en posant sur sa sœur un regard
consterné. Tu connais ce mec ?
Lisa
ne répondit pas mais, de toute évidence, oui elle connaissait ce mec, ce fut du
moins ce qu’il déduisit du spectacle de leurs doigts s’entremêlant sur le zinc
au milieu des verres. Il sentait bien que le grand type avait une irrésistible
envie de rouler une pelle à sa sœur mais qu’il se retenait, service oblige.
Avachi sur le bar, il se mit à rire :
« Ah…
je vois ! C’est pour ce branleur que t’as voulu venir ici ! Je me
disais aussi…
—
C’est qui, lui ? demanda Clément qui, habitué aux clients bourrés, camés
ou tout simplement mal élevés, ne semblait guère se formaliser de la
grossièreté du personnage.
—
C’est juste mon connard de frère, répondit Lisa d’une voix sourde, en aspirant
la tequila à travers la paille.
—
Ton frère ? s’étonna-t-il. Je n’aurais pas cru… Mais c’est vrai qu’il y a
un air de famille.
—
C’est son anniversaire. Tu peux nous offrir deux margaritas pour fêter
ça ? demanda Axel, les yeux insolemment plantés dans ceux de Clément qui
allait, décidément, de surprise en surprise.
—
Ah bon ? C’est ton anniversaire ?
—
Lisa est une petite cachottière ! dit Axel en passant son bras tatoué
autour des épaules de sa sœur avec un sourire de mauvais garçon. Alors, Monkey
Boy, tu nous paies un cocktail, oui ou non ? Ils ne vont pas se servir
tout seuls !
—
Fais pas attention à lui, il est complètement défoncé, dit Lisa en envoyant un
coup de coude agacé dans les côtes d’Axel qui protesta en rigolant.
—
Je vois ça », dit simplement Clément en préparant deux margaritas sans
quitter Lisa des yeux.
Une
fois les cocktails terminés, il ajouta délicatement une rondelle de citron sur
le rebord des verres qu’il tendit à l’étrange duo.
« Joyeux
anniversaire, alors ! dit-il en souriant à Lisa.
—
C’est cadeau ? » s’assura Axel.
Clément
ne prit pas la peine de répondre.
« Merci
pour le cocktail, tu es un amour, dit Lisa en s’efforçant d’ignorer son frère,
dont la présence railleuse avait fini par lui devenir insupportable.
—
"Tu es un amour" ! s’esclaffa Axel. J’arrive pas à croire que
c’est toi qui viens de prononcer ça ! »
Sa
sœur se tourna vers lui, excédée :
« Mais
qu’est-ce que tu cherches, là ? T’as un problème ? »
Elle
allait le repousser sans ménagement quand elle fut bousculée par un homme
efféminé, de type sud-américain, d’un âge indéfini, moulé dans un pantalon de
cuir noir et une chemise de soie verte, qui, lui tournant grossièrement le dos,
se glissa dans le minuscule interstice qui la séparait d’Axel :
« Cariño ! Je te cherche
partout ! On ne quitte pas la transe du Monkey Club comme ça, sans
prévenir ! » minauda-t-il en faisant courir une main langoureuse le
long du dos de son chéri qui reposa
son verre de margarita sur le comptoir.
Interloquée
et plus pâle qu’elle ne l’aurait voulu, Lisa détourna les yeux et s’accrocha au
regard limpide de Clément que cette scène avait l’air d’amuser. Le séduisant
barman se pencha à son oreille :
« Je
termine mon service dans un peu moins de deux heures. Tu peux m’attendre ? »
lui demanda-t-il de sa voix caressante.
Elle
acquiesça en souriant et, préférant ignorer Axel qui s’était un peu éloigné
pour poursuivre la conversation avec Pantalon-de-cuir, elle quitta le bar pour
se noyer de nouveau dans le grand corps mouvant. A peine avait-elle franchi le
premier cercle de danseurs qu’elle se sentit aspirée par l’hydre monstrueuse et
gagnée par la frénésie collective. La lumière bleutée qui pleuvait du ciel
artificiel, les rayons syncopés des lasers blancs, le décor apocalyptique, les
fumigènes qui, par intermittence, surgissaient du plancher telles des
émanations de l’enfer, tout concourait à rendre fantastiques les corps anonymes
qui se frôlaient, se collaient, se heurtaient et tressautaient à l’unisson, au
rythme de la puissante pulsation technoïde. Transe sauvage venue des
profondeurs primitives ou synchronisation de machines, les chorégraphies
hétéroclites semblaient pour chacun un moyen de délacer les monstres et
d’échapper à son encombrante humanité.
« Alors
Lili, tu libères le monkey en
toi ! » hurla Matthew qui se trouvait soudain contre elle, lui-même
serré de près par un garçon mince au regard charbonneux.
Elle
acquiesça en riant et ils s’agitèrent de plus belle, suivant la cadence
infernale des percussions et des basses électroniques. La transe dura
longtemps. Lorsque Lisa réussit enfin à s’extraire du furieux sabbat pour
rejoindre Samia et les autres autour de la table, elle se laissa tomber
lourdement sur la banquette, épuisée et étourdie.
« Je
ne savais pas que Matt était homo, dit Delphine, sans lui laisser le temps de
souffler. Tu le savais, toi ?
—
Ben oui, c’est un secret pour personne ! répondit Lisa en lançant un
regard complice à Samia qui renchérit :
—
Ça se voit quand même comme le nez au milieu de la figure !
—
Ah bon ? s’étonna Delphine. Moi, ça ne m’avait pas frappée…
—
Tu sais que Boy George aussi est pédé ? dit Antoine en feignant
d’être sérieux. Comme tous les Anglais d’ailleurs. La preuve. »
Delphine
avait de l’humour et n’était pas du genre à se formaliser des moqueries de ses
amis ; elle semblait néanmoins un peu désappointée.
« Tu
as l’air déçue, dit Samia. Tu ne voulais quand même pas te taper
Matthew ! »
Ils
se mirent tous à rire.
« Pourquoi
pas ? Il est mignon ! répliqua Delphine en riant avec eux. Bon…
maintenant que vous le dites, c’est vrai que j’aurais pu m’en douter. Mais
c’est dommage, quand même… De toute façon, dans cette boîte, il y a plus
d’homos que d’hétéros ! Sur la piste, je me suis fait brancher par deux
nanas et pas par un seul mec ! C’est désespérant !
—
Tu vois ce qu’il te reste à faire, alors ! » dit Samia en la prenant
tendrement par les épaules et en l’embrassant sur la joue.
Ils
trinquèrent à la reconversion sexuelle de tous, puis Samia, comme si une image
soudaine venait de lui frapper l’esprit, se tourna brusquement vers Lisa :
« A
propos de reconversion… A quel jeu joue ton frère ? lui demanda-t-elle. Tu
l’as vu danser avec cette grande folle, tout à l’heure ? C’était
chaud ! Il est bi ou quoi ? »
Cette
pensée avait l’air de l’émoustiller mais Lisa haussa les épaules avec
indifférence :
« Je
ne crois pas, non. Enfin… c’est peut-être nouveau, il est capable de
tout !
—
Si Adjoua l’avait vu ! continua Samia en souriant avec malice.
—
Cette folle, comme tu dis, c’est le patron du Monkey Club », intervint
Delphine en prenant un air important, savourant à l’avance l’effet que ses
paroles allaient produire sur son auditoire.
Antoine,
Samia et Lisa la regardèrent, stupéfaits.
« Ah
bon ? La Brésilienne, là, c’est le patron du Monkey ! s’exclama Antoine.
—
Je ne crois pas qu’il soit brésilien. Par contre, je sais que c’est lui le
patron. Je sais aussi que c’est un type pas très fréquentable…
—
Comment ça, "pas très fréquentable" ? Parce qu’il est homo ?
demanda Lisa.
—
Non, bien sûr ! Ce n’est pas parce que je n’ai pas vu que Matt était gay
que je suis homophobe ! plaisanta Delphine. Mon cousin a travaillé ici
comme videur. Il m’a juste dit que son boss trempait dans des histoires de
drogues. »
Un
silence gêné suivit sa réplique. Antoine et Samia savaient très bien que, sur
ce plan-là, Axel n’était pas très fréquentable non plus, et ils n’osaient pas
rebondir sur les propos de Delphine de peur d’embarrasser Lisa. Mais celle-ci
avait trop bu, trop fumé, trop dansé pour s’inquiéter désormais des
fréquentations de son frère. Elle haussa de nouveau les épaules :
« Axel
fréquente qui il veut, dit-elle sur un ton blasé. Il peut boire, se camer,
dealer, baiser la terre entière, j’en ai vraiment rien à foutre. »
Les
autres se lancèrent des regards entendus puis Samia, se sentant responsable du
malaise qui s’était installé, finit par rompre le silence :
« Tu
as raison, Axel est un grand garçon ! Après tout, ce ne sont pas nos
affaires…
—
Par contre, Lili, moi, j’aimerais bien savoir qui c’est, Brad Pitt,
là-bas ! intervint Isabelle, qui venait d’émerger de la piste de
danse avec Haruki et avait rejoint le petit groupe sur la banquette circulaire.
—
Brad Pitt ? » demanda Lisa sans comprendre.
Elle
suivit le regard malicieux d’Isabelle jusqu’aux lumières scintillantes du bar
où l’on pouvait apercevoir Clément rayonner malgré la rangée de dos qui faisait
barrage. Cette vision lui fit retrouver le sourire.
« Il
ne ressemble pas du tout à Brad Pitt, dit-elle, les yeux brillants.
—
Un peu quand même, si ! dit Haruki en essuyant son visage ruisselant
avec une serviette en papier.
—
Pour toi, de toute façon, tous les blancs se ressemblent, non ? rigola
Antoine.
—
Non non, je t’assure, je fais bien la différence, répondit Haruki avec un
sourire en coin. Toi, par exemple, je vois très bien que tu ne ressembles pas
du tout à Brad Pitt, mais plutôt à Danny DeVito. »
Ils
éclatèrent tous de rire, y-compris Antoine, qui gratifia tout de même son ami
d’une bourrade sur l’épaule en le traitant de connard.
« Alors,
quand est-ce que tu nous le présentes, ton beau barman ? persista
Isabelle.
—
Tu sors avec un barman du Monkey ? demanda Delphine qui n’avait rien
remarqué.
—
Mais oui, tu sais, c’est le mec pour qui elle nous a lâchées tous les midis
cette semaine », lui expliqua Isabelle.
Lisa
se sentait épuisée. Elle avait envie de se recroqueviller dans un coin de la
banquette et de s’enfoncer dans les coussins moelleux jusqu’à disparaître, mais
il lui fallut raconter sa rencontre avec Clément en gaspillant les dernières
ressources de sa voix pour se faire entendre.
« C’est
super romantique ! s’exclama Isabelle qui raffolait de ce genre
d’histoires.
—
On se croirait dans Beverly Hills[2] !
renchérit Samia en riant.
—
Pour une prof de français, c’est quand même pas fort comme référence
culturelle ! » ironisa Antoine.
Lisa
les entendait jacasser mais n’écoutait plus ce qu’ils disaient. Elle leur avait
abandonné ce début d’amourette comme un os à ronger pour leur insatiable
imagination et, tandis qu’ils fantasmaient joyeusement, elle laissait son
esprit ensommeillé flotter sur des rythmes de deep house qui s’apaisaient
progressivement. A l’autre bout de la banquette, dans leur bulle vaporeuse,
Marko et Helena s’embrassaient sans se préoccuper du reste du monde. Matthew
dansait toujours fiévreusement, collé à l’inconnu aux yeux charbonneux. Quant à
Yann et Quentin, ils avaient disparu, mais personne n’aurait été étonné de les
trouver avec Axel en compagnie d’individus peu fréquentables.
La
boîte s’était vidée peu à peu et la nuit du Monkey Club s’achevait sur des
remix de vieux tubes afro-cubains qui tentaient en vain de lasser les derniers
danseurs. Clément avait enfin terminé son service et il dansait avec Lisa une
salsa insolite et sensuelle au milieu des gratte-ciels et des palmiers de
carton-pâte. Dans ses yeux brillants, Lisa peut lire combien elle est
irrésistible. Sa tête tourne plus vite que la musique, elle pourrait s’écrouler
de fatigue mais l’euphorie de la danse a gagné tous ses membres et elle ondule
voluptueusement contre le corps solide de son cavalier, dont le parfum léger
contraste avec les effluves lourds et entêtants qui flottent encore sur la
piste. Etrangement, c’est ce parfum évanescent, où les notes d’orange et de
vétiver se mêlent aux senteurs plus épicées d’ambre et de tabac, qui, petit à
petit, donne corps à Clément, commence à le faire exister concrètement aux yeux
de Lisa.
« Comment
tu fais pour danser comme ça ? Tu as pris des cours ? lui
demande-t-il en la tenant contre lui.
—
Oui. Je crois que ma mère m’a fait apprendre toutes les danses possibles !
plaisante-t-elle, flattée. J’ai toujours aimé danser, c’est viscéral. Quelle
que soit la danse, c’est comme une transe. Il n’y a plus que mon corps qui
vibre, qui vit…
—
Je vois… L’animal en toi… » dit-il en l’embrassant dans le cou.
Elle
rit sous la chatouille des lèvres brûlantes.
« Sans
doute, oui ! Quand je danse, je ne pense à rien, j’oublie tout, c’est
ça qui est génial ! En fait, j’aimerais pouvoir t’expliquer mieux ce que
je ressens, mais là, ce n’est pas possible ! Tu vois… les mots, les idées,
la danse… ce ne sont pas des ingrédients miscibles dans le shaker qui me sert
de cerveau !
—
Ne t’en fais pas, je crois que je comprends très bien », dit-il en la
faisant tourner avant de l’envelopper de nouveau dans son parfum frais.
Lisa
rit de plus belle mais, malgré les brouillards de la fatigue et de l’ivresse,
elle sait bien qu’elle ment, que le furieux désir qu’elle éprouve au contact de
Clément ne lui fait pas oublier pour autant le fil des pensées qui l’ont
conduite sur cette piste de danse. Pendant que ses épaules, ses bras, sa
taille, son bassin, ses jambes ondulent au rythme de la salsa électronique,
pendant que ses yeux noirs embrasent les yeux clairs de l’homme qui l’enlace,
pendant que son sourire égaré achève de le charmer, ce fil s’enroule autour du
corps sensuel du barman du Monkey Club pour mieux ligoter le doctorant en
histoire, spécialiste des civilisations précolombiennes.
Il
lui glisse des mots de miel dans le creux de l’oreille. Elle lui dit qu’il est
beau, qu’il danse bien, qu’elle veut faire l’amour avec lui. Il lui dit que lui
aussi, il veut faire l’amour avec elle, qu’il habite tout près et que, si elle
le souhaite, elle peut rentrer avec lui. Elle dit oui.
A
aucun moment Lisa ne songe à Rafael. Elle ignore que le spectacle de son père a
été un succès, qu’il est rentré très tard, que Camille l’attendait, qu’il lui a
raconté sa soirée, qu’elle lui a raconté la sienne, puis qu’ils sont allés se
coucher, épuisés tous les deux. Tandis que la fête s’achève, elle ne pense pas
non plus au petit groupe de ceux qui l’ont accompagnée au bout de la nuit et
dont certains dorment à présent au fond des banquettes en fourrure synthétique.
Blottie contre Clément, elle oublie aussi Axel qui, accoudé au bar solitaire,
les yeux rougis par la fatigue et les abus, la regarde passer sans rien dire
puis disparaître dans la coulisse du Monkey Club.
[1] Variété de cannabis.
[2] Feuilleton télévisé américain en 294 épisodes de 44
minutes, créé par Darren Star et diffusé entre le 4 octobre 1990 et le 17 mai
2000 sur le réseau FOX. En France, le feuilleton est diffusé du 10 février 1993
au 7 avril 2001 sur TF1.


Commentaires
Enregistrer un commentaire