La
semaine avait été torride, bien trop chaude pour la saison. La météo annonçait
un net rafraîchissement pour le week-end et Lisa ne comprenait pas pourquoi
tout le monde s’en réjouissait. Contrairement à la plupart des gens, elle
aimait les jours de canicule, quand le ciel orageux versait sur Toulouse une
lumière ambiguë, électrique et suave, et que les briques frémissaient dans la
touffeur de l’air. De la chaise longue qui ne quittait plus le balcon de sa
chambre, elle pouvait apercevoir les chiffres lumineux du radio-réveil posé sur
la table de nuit. L’heure de la fête approchait mais elle n’en éprouvait
bizarrement aucune excitation. Elle soupira, referma le roman dans lequel elle
était plongée depuis le début de l’après-midi, et, tout en tirant sur son
joint, les paupières mi-closes, observa les ombres dorées qui dansaient
mollement sur les palmiers du jardin. Reprendre pied dans la vraie vie lui demandait
un effort. Ce n’était pas le cas avec tous les romans mais la langue de Marguerite
Duras exerçait sur son esprit un charme singulier dont l’effet persistait
longtemps après la lecture. Bien qu’elle ait terminé Un barrage contre le Pacifique[1], les vagues de la mer de Chine n’en
finissaient pas de déferler, éclaboussant le monde réel de leur musique
répétitive et sauvage.
Elle
aimerait tant avoir le talent de fixer sur le papier la douce torpeur de cet
instant, de rendre sensible, par le rythme lancinant d’une prose monotone et
entêtante, la pesanteur de l’atmosphère et de ses pensées ! Mais elle n’en
a pas le talent. Ni le temps. Ses études, ses amis, la danse, la lecture… dans
le patchwork banal de sa vie, il n’y a plus de place pour l’écriture. Indéniablement
les ombres sont dorées, des palmiers ornent le jardin et, en cette fin
d’après-midi orageuse, il fait très lourd.
C’est
son anniversaire. Elle a vingt ans. En bas, affairé dans la cuisine, son père
s’occupe des préparatifs de la fête. Elle peut compter sur lui pour que tout
soit parfait, le repas, la décoration, la musique… Rafael connaît les goûts de
sa fille et son sens de la mise en scène est sans faille. La soirée promet
d’être longue et animée. La grande table devrait être dressée sous le magnolia
en fleurs mais les nuages deviennent si menaçants qu’il faudra sans doute se
contenter de la véranda. Inquiets, les oiseaux, dont le gazouillement
frénétique emplissait jusque là les buissons, ont fini par se taire et par
céder la place aux notes allègres de Benny Goodman qui montent du salon, mêlées
au parfum safrané de la paëlla en train de mijoter. Tant que son père n’aura
pas quitté la maison pour se rendre à son spectacle, le swing et le jazz
continueront à faire vibrer les murs fatigués de la villa. Lisa ferme les yeux.
Complice de la rêverie, la musique la ramène encore au Barrage. Et si on jouait
plutôt « Ramona[2] » ? s’amuse-t-elle à penser. Elle aurait bien dansé avec Joseph[3]
sur l’air de « Ramona »,
dans le bungalow perdu au bout de la piste, du côté de Ram[4].
Tiens ? Ram, Ramona – elle vient de faire le rapprochement – c’est marrant, même si ça n’a sans doute
aucun rapport. Décidément, contrairement à Suzanne à la fin du roman de
Duras, elle a bien du mal à quitter les rivages saturés de sel du Pacifique.
Cette
fête d’anniversaire, ce n’était pas son idée. Elle aurait préféré quelque chose
de plus intime. Ça faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas retrouvés tous les
trois autour d’un bon repas, elle, son père et Axel. Un repas d’anniversaire,
c’était pourtant le prétexte idéal pour ramener autour de la table familiale un
fils à la dérive, pour parler, écouter, rire, se fâcher, se confier, se
comprendre. Mais tous les trois autour d’une paëlla, ce n’était pas compatible
avec le théâtre, alors Rafael avait eu l’idée de cette fête. Non, pas Rafael.
Cette fête d’anniversaire, finalement, c’était l’idée de Camille, un moyen pour
elle de s’incruster dans la famille.
« Tu
veux boire quelque chose, ma chérie ? »
Elle
tourna lentement la tête vers son père qui se tenait dans l’embrasure de la
porte-fenêtre, un verre à la main.
« Merci
papa, mais je n’ai pas soif.
—
Tu es sûre ? Dommage. Camille a préparé une sangria. J’aurais bien aimé
que tu la goûtes pour me donner ton avis. Trop sucrée ? Pas assez ?
Est-ce qu’il faudrait rajouter un peu de Cointreau ? un peu de
vanille ? un peu de cannelle ?
—
Je n’ai pas soif. »
Il
n’y avait aucune animosité dans la voix de Lisa mais Rafael savait très bien ce
que cachait ce refus. Il fit mine de ne pas remarquer le joint que, pour la
forme, elle avait dissimulé derrière un coussin. Il se doutait qu’elle fumait
de l’herbe en douce – Comme tout le monde,
se disait-il. Ce n’était pas bien méchant et, de toute façon, sa fille était
majeure. Qu’elle refuse de goûter la sangria le contrariait davantage mais il
n’en montra rien.
« Bon…
tant pis. Si, à force de boire tout seul, je suis soûl avant le spectacle et
que je me fais siffler, ce sera ta faute », plaisanta-t-il.
Comme
Lisa avait détourné la tête et restait silencieuse, il préféra ne pas insister
et se retira sans rien ajouter.
« Alors ?
Comment elle la trouve ? demanda Camille à Rafael qui revenait dans la
cuisine.
—
Elle n’a pas soif », répondit-il sur un ton détaché qui ne parvenait pas à
cacher son dépit.
Il
se planta devant la porte ouverte sur le jardin et regarda pensivement les
grosses gouttes qui commençaient à s’écraser sur les dalles en terre cuite. Il
porta le verre à ses lèvres et avala son contenu d’une traite. Camille délaissa
le poivron qu’elle coupait en fines lamelles, rinça son couteau et se servit du
vin à son tour. Les yeux rivés dans le dos de Rafael, elle but à longues
gorgées et aspira bruyamment la dernière goutte avant de reposer le verre qui
claqua sur la faïence de l’évier.
« Personnellement,
je la trouve parfaite », dit-elle avec mauvaise humeur, sans quitter des
yeux le dos de l’homme à contre-jour dans l’encadrement de la porte.
Rafael
se retourna vers elle, l’air étonné :
« Ah
bon ? Tu ne la trouves pas un peu trop sucrée ? »
La
jeune femme haussa les épaules, rejeta en arrière la mèche blonde qui lui
barrait le front et, sans prendre la peine de répondre, se mit à enfiler sur
des cure-dents les morceaux de légumes et de fromage qu’elle avait
préalablement découpés. En se concentrant sur sa tâche, elle parviendrait à
retenir l’aigreur qu’elle sentait remonter au bord de ses lèvres et qu’elle
préférait ne pas vomir à la face de son amant. Rafael… l’archange, l’artiste,
l’enchanteur, le rêveur, son amant…
Le mot était doux sur la langue, aidait à faire passer l’amertume, alors
Camille prit le temps de le sucer comme une dragée de communion. Pendant
qu’elle préparait les amuse-bouche pour l’apéritif, elle imaginait Lisa lovée
paresseusement sur son lit, un bouquin à la main, fuyant dans la fiction les
contrariétés du réel, comme à son habitude. Elle soupira. Maintenant que
l’heure approchait, elle regrettait de s’être impliquée avec autant
d’enthousiasme dans l’organisation de cette foutue fête. Quelle idée elle
avait eue en proposant d’inviter toute la bande ! Certes, Lisa
n’avait rien dit aux autres à propos d’elle et de Rafael. Après la violente
dispute qui les avait opposées toutes les deux, la diva avait opté pour le
silence et le mépris, pour la guerre froide. Mais Axel ? Pouvait-elle
espérer une seconde qu’Axel résiste au plaisir pervers de claironner que la
meilleure amie de sa sœur couchait désormais avec leur père ?
« Merde ! » Camille porta à ses lèvres le bout de son index où
la pointe d’un cure-dent venait de laisser un petit rond ensanglanté. C’est vrai, je couche avec lui, je couche
avec lui… Le verbe scandaleux tournait en boucle dans son esprit depuis
qu’elle l’avait imaginé prononcé par Axel, et ses sonorités crues, excitantes,
se mêlaient agréablement au goût métallique du sang. Elle n’en avait pas honte.
Au contraire. Malgré ses quarante-cinq ans, Rafael était tellement plus beau,
tellement plus intéressant que tous les mecs de vingt ans ! Non, elle
n’avait pas honte, sûrement pas ! Mais les autres ne pouvaient pas comprendre
et elle n’avait pas envie de lire la réprobation, ou pire, la raillerie dans
leurs regards trop sages ou trop cons. Elle n’avait pas envie qu’ils salissent
sa belle histoire toute neuve avec leurs sous-entendus ou leurs plaisanteries
scabreuses. Franchement, quelle idée elle avait eue avec cette fête
d’anniversaire ! Maintenant que l’heure approchait, que Lisa ne daignait
pas quitter son donjon, elle aurait tellement préféré accompagner Rafael au
théâtre pour assister à la première de L’Oiseau
bleu[5] !
Elle avait vu la dernière répétition. Quel enchantement ! Transformée en
spectacle de marionnettes, la pièce de Maeterlinck n’avait rien perdu de sa
force ni de sa poésie. Rafael était un magicien. Comment Victoria avait-elle pu
le quitter ?
« Encore
perdue dans tes pensées ? »
Un
murmure tendre venait de se glisser dans son oreille. Elle tourna la tête et
rencontra le regard oblique du marionnettiste. Tant pis pour Lisa !
Camille arrêta de suçoter le bout de son doigt et se jeta goulûment sur la
bouche de son amant.
La
pluie n’avait duré que quelques minutes et n’avait pas eu le temps de
rafraîchir l’atmosphère. Un timide rayon de soleil se faufilait déjà entre les
nuages. Lisa passa sa main sur ses cheveux humides. Elle s’en voulait de ne pas
avoir goûté cette maudite sangria. Elle n’avait pas eu l’intention de froisser
son père, mais pourquoi se comportait-il constamment comme s’il avait besoin de
se faire pardonner ? Qu’il assume la situation sans chercher à obtenir
l’approbation de ses enfants ! C’était exaspérant !
Un
coup de klaxon la ramena à la réalité de la joyeuse soirée qui s’annonçait.
Axel était rentré. Il était temps de sortir de sa léthargie ! Elle écrasa
son joint dans le cendrier posé par terre, se leva péniblement et traîna les
pieds jusqu’à sa chambre. Elle retira le tee-shirt qu’elle s’était empressée
d’enfiler en rentrant de la fac et se contempla dans la grande glace qui
couvrait tout un pan de son placard. Elle avait un peu maigri ces derniers
temps. Sa silhouette mince se découpait à contre-jour et les traces de pluie
faisaient luire sa peau brune et ses longs cheveux noirs. Les ombres dorées du
soir effaçaient les imperfections. Elle se trouva belle et sourit à son reflet.
« Encore
en train de t’admirer ? »
Lisa
sursauta et se retourna brusquement vers son frère, nonchalamment appuyé au
chambranle de la porte.
« On
ne t’a jamais appris à frapper avant d’entrer ? »
Pour
toute réponse, Axel s’approcha d’elle en souriant. Il déposa un léger baiser
sur sa joue et, visiblement peu troublé par la nudité de sa sœur, il s’affala
sur le lit et s’alluma une cigarette.
« Alors,
comment s’est passé ton entretien ? lui demanda Lisa tout en
fouillant dans sa penderie, à la recherche de la robe idéale.
—
Bof. Pas sûr que je fasse l’affaire. Mais de toute façon, c’est naze, comme
job. Tu me vois vendre des photocopieurs à dix mille balles ? »
Ils
rigolèrent et, pendant qu’elle faisait coulisser les cintres sur le long tube
de métal, il s’amusa à envoyer des ronds de fumée vers le plafond.
« De
toute façon, je vais me barrer d’ici pas tard, dit-il au bout d’un moment.
—
Qu’est-ce que tu dis de celle-ci ? »
Lisa
s’était retournée vers lui, tenant, serrée contre elle, une petite robe noire à
bretelles.
« Parfaite.
C’est ma préférée. Tu vas être canon ! » répondit-il en laissant
glisser ses yeux sombres sur la silhouette gracile qui lui avait de nouveau
tourné le dos pour se replonger dans les profondeurs du placard.
« Tu
sens la beuh, dit-il en tirant de longues bouffées de sa cigarette.
—
Et toi, tu pues la sueur. Tu ferais bien de faire comme moi et d’aller prendre
une douche », répliqua Lisa en se faufilant dans sa salle de bain, la robe
noire à la main.
Debout
sous le puissant jet d’eau froide, elle ferma les yeux et frissonna. Isolée de
tout par le bruit de cascade qui bourdonnait à ses oreilles, elle essayait
d’échapper à ses pensées troubles. Elle aimait son père, elle aimait Axel, elle
aimait Camille aussi… Tout cela aurait pu être si simple…
« Ta
sœur n’est toujours pas prête ? » demanda Rafael à son fils qui
venait de faire irruption dans la cuisine, en quête d’amuse-gueule.
Le
jeune homme haussa les épaules en signe d’ignorance et saisit un grand plateau
où s’agglutinaient des toasts colorés. Rafael ne laissa pas le silence
s’installer et continua :
« Tu
crois qu’elle m’en veut toujours ?
—
J’en sais rien. »
Le
ton était presque hostile.
«
Ce sont peut-être ses partiels qui la stressent ? persista Rafael.
—
Ça doit être ça, oui. »
De
toute évidence, Axel n’avait pas envie de poursuivre cette conversation. Malgré
des relations souvent houleuses, Rafael avait toujours réussi à maintenir un
semblant de communication avec son fils mais, depuis quelques temps, il se
sentait un peu perdu, un peu dépassé par la situation. Même Lisa s’était
éloignée de lui. Il avait beau faire des efforts, sa relation avec Camille
avait forcément tout compliqué…
La
sonnerie impérieuse du téléphone l’arracha à ce début d’introspection et Axel
en profita pour s’éclipser avec les toasts. Rafael décrocha. La voix pressée de
Victoria lui mordit l’oreille :
« Ta
fille est dans les parages ?
—
Pas encore. Elle est comme sa mère, elle aime se faire désirer.
—
Tu peux aller la chercher ? Je n’ai pas beaucoup de temps. »
Pas beaucoup de temps… La formule était récurrente dans la
bouche de son ex-femme qui, au fil des années, n’avait cessé de réduire la
durée des rares coups de téléphone dont elle faisait l’aumône à ses enfants.
Rafael posa le combiné en haussant les épaules et sortit dans le couloir sans
se presser. Comme il passait devant la porte du salon pour se rendre au premier
étage, le tableau animé attira son attention et, tout en restant sur le seuil,
un peu en retrait, il observa quelques instants l’échantillon de jeunesse qui
s’agitait dans la lumière tamisée de la grande pièce. Il était encore tôt mais
ils étaient déjà nombreux et un joyeux brouhaha essayait de rivaliser avec la
trompette de Miles Davis. L’anachronisme de la bande-son le fit sourire.
Camille, ravissante dans sa petite robe à fleurs, papillonnait d’un invité à l’autre
pour servir les premières flûtes de champagne. Malgré le bruit, des bribes de
conversation parvenaient jusqu’à lui. Le grand sujet, bien sûr, était
l’élection de Jacques Chirac la semaine précédente. Chirac président !
Certains avaient visiblement du mal à avaler la pilule. Ils étaient dans
l’émotion.
« "Le
bruit et l’odeur"… non mais, sans déconner, comment on peut voter pour
Chirac ? »
« La
fracture sociale, il n’y croit pas lui-même ! »
« Les
Français sont trop cons ! »
« C’est
la faute aux abstentionnistes ! »
« C’est
plutôt la faute aux Guignols. »
« Si
ça avait été Delors en face, Chirac ne serait jamais passé. »
« En
flinguant Rocard, Mitterrand a flingué le PS. »
« Jospin
était largement devant au premier tour. »
« Oui,
mais tu as vu les scores de Balladur et de Le Pen ? La gauche ne pouvait
pas passer ! »
« La
France est un pays de droite. »
« La
France est un pays de merde. »
« Putain,
tu te rends compte, le FN est à quinze pour cent ! »
Assis
dans le canapé, un grand garçon aux cheveux frisés et aux petites lunettes
rondes s’était lancé dans une tirade sur les conséquences désastreuses de la
montée du Front National. Il s’agaça quand il s’aperçut que son auditoire
préférait rigoler en imitant la marionnette de Chirac aux Guignols de l’Info : « Mangez des pommes ! »,
« Ça me pique dans le dos », « Tiens ? une crotte qui
parle ! », « Putain, deux ans ! ». Rafael ne put
s’empêcher de sourire. Finalement, les marionnettes ne plaisaient pas qu’aux
enfants ! Que les Guignols aient involontairement aidé Chirac en le
rendant sympathique, comme beaucoup dans les médias l’affirmaient, il n’en
était pas sûr mais il aimait à le croire.
Son
regard s’arrêta un instant sur son fils qui frimait derrière le bar en servant
des alcools forts. Même s’il était trop loin pour entendre ce qu’Axel disait,
Rafael était sûr, du moins, qu’il ne parlait pas de politique, lui. Axel se
foutait pas mal de l’élection de Chirac. Axel se foutait de tout. Il avait lu
Proudhon au lycée et s’était prétendu quelques temps anarchiste mais aucune
réelle conviction ne l’animait. Il était trop paresseux pour être vraiment
révolutionnaire. L’anarchisme, pour lui, consistait surtout à sécher les cours
et à fumer des joints en écoutant du reggae avec ses potes. Il aurait dû être
plus sévère avec son fils, c’est sûr...
A
l’autre bout de la pièce, la perspective de la véranda ouverte sur le jardin
approfondissait l’espace et Rafael se sentit soudain à des années lumière de
tout ce petit monde. Avec son beau costume et ses quarante ans passés, il
n’était de toute évidence pas raccord. Il était temps qu’il s’éclipse pour
gagner une autre scène. Il s’apprêtait à quitter les lieux quand un visage
rayonnant, au milieu du groupe, se tourna vers lui et stoppa net son mouvement
de fuite. Tout en bavardant avec une jeune femme aux cheveux courts qu’il ne connaissait
pas, Lisa le regardait. Ses yeux pétillaient déjà sous l’effet du champagne et
semblaient tout à fait dépourvus d’animosité. Rafael sourit à sa fille et lui
fit signe de le rejoindre. Elle vint vers lui, radieuse, accompagnée de son
interlocutrice.
« Je
voulais te présenter Samia, lui dit-elle avec un large sourire. Elle est prof
au collège de La Reynerie, et comme je lui ai parlé de ton dernier spectacle,
elle voudrait savoir si tu envisages de faires des représentations pour les
scolaires.
—
Lisa m’a dit que vous aviez un programme chargé », continua la jeune femme
en serrant presque timidement la main qu’il lui tendait.
Quelques
têtes s’étaient tournées vers eux et, aux regards que certaines filles posèrent
sur lui, Rafael comprit qu’il était finalement tout à fait raccord. Son sourire
s’élargit.
« C’est
vrai, le programme est chargé mais L’Antre d’Alcandre[6]
a l’habitude de proposer des dates pour les scolaires. Je peux aussi venir dans
votre collège s’il y a une salle adéquate. Mais ce ne serait pas avant la
rentrée prochaine.
—
Oui, bien sûr... Mais comme je suis stagiaire, l’année prochaine, je ne serai
sans doute plus dans ce collège, ni même dans l’académie, soupira Samia, que
cette perspective, visiblement, n’enchantait guère.
—
Comme je vous l’ai dit, il vous reste toujours la possibilité d’amener vos
élèves au théâtre.
—
C’est vrai, mais… mes Sixième sont assez turbulents et je ne voudrais pas…
—
Ne vous inquiétez pas pour ça, je ferai en sorte de les intéresser.
—
Ça, je n’en doute pas ! » s’exclama Samia en rougissant aussitôt de
cette familiarité.
Flatté,
Rafael aurait bien poursuivi un peu ce sympathique dialogue, mais l’heure
tournait et, dans L’Antre d’Alcandre, là-bas, rue du Taur, ses pantins
n’attendaient plus que lui pour prendre vie.
« Bon…
à propos de théâtre, il est temps que j’y aille ! dit-il en se
tournant vers sa fille. Au fait, ta mère est au téléphone. Elle est pressée.
—
Elle a pensé à mon anniversaire ! » s’exclama Lisa, mi-ironique,
mi-étonnée.
Elle
avala une dernière gorgée de champagne, laissa sa flûte entre les mains de
Samia et quitta prestement le salon. Lorsqu’elle prit le combiné, seule la
tonalité du téléphone lui répondit.
Camille
se faufila jusqu’au bar en essayant tant bien que mal de ne pas renverser le
plateau de flûtes vides qu’elle posa brutalement au milieu des verres de gin
fizz préparés par Axel. Elle s’assit à demi sur l’un des hauts tabourets de
bois et s’accouda nonchalamment au comptoir, la joue dans le creux de la main,
les yeux fixés sur la porte par laquelle Rafael venait de s’éclipser.
« Ça
n’a pas l’air d’aller fort. Bois un coup, ça va te faire du bien ! »
Elle
prit distraitement le verre qu’Axel lui tendait mais ne le porta pas à ses
lèvres. Toute son attention semblait aspirée par le siphon de la porte.
« Il
aurait pu me dire qu’il partait ! grogna-t-elle au bout d’un moment.
— Il a dû penser que ça te gênerait de rouler
une pelle à un vieux devant tout le monde. »
Elle
ne répondit pas, mais, tout en se mettant à aspirer lentement l’alcool brûlant,
elle posa les yeux sur Axel, déjà occupé à servir un autre altéré. C’est ça, fous-toi de ma gueule, connard,
pensait-elle, les lèvres crispées sur la petite paille rose. A vrai dire, elle
n’était pas sûre qu’Axel soit un connard mais elle préférait le penser. C’était
confortable et ça lui évitait de chercher à savoir pourquoi il l’avait toujours
mise si mal à l’aise. Ils se côtoyaient depuis l’école primaire, pourtant, à
chaque fois qu’elle le voyait, elle avait l’impression d’avoir affaire à un
étranger. Comme ils ne parvenaient pas à se comprendre, le seul registre qui
avait fini par s’installer entre eux était l’ironie, une ironie grinçante,
malsaine, voire franchement hostile, et cela bien avant son histoire avec
Rafael. Tout en buvant, elle l’observait du coin de l’œil. Il avait l’air de
l’avoir oubliée – tant mieux ! – et plaisantait avec Yann et Quentin, ses
deux compères, qui n’avaient pas quitté le bar depuis leur arrivée. Axel était
le portrait craché de son père, c’en était troublant, mais, paradoxalement, il
lui ressemblait si peu ! Elle sentait le liquide acidulé s’insinuer
doucement dans ses veines et embrumer peu à peu son cerveau.
Rafael
était parti mais personne n’avait songé à changer la musique et, sur l’air d’Ascenseur pour l’échafaud[7] qui – heureuse coïncidence –
accompagnait parfaitement sa mélancolie, la joue toujours posée dans le creux
de sa main, Camille scrutait désormais le visage d’Axel, essayant de déterminer
ce qu’il pouvait y avoir de si déplaisant dans des traits si délicats. Ce pli
moqueur à la commissure des lèvres, peut-être ? Ou bien cette lueur
farouche tapie au fond des prunelles noires ? Les deux, sans doute… Sur le
visage de son fils, le sourire lumineux de Rafael s’était dégradé en ricanement
et son regard juvénile s’était flétri. Elle en était là de ses réflexions quand
elle réalisa que les trois garçons la regardaient en rigolant.
« Qu’est-ce
qui vous fait marrer ? demanda-t-elle d’un ton hargneux en reposant son
verre sur le bar.
—
Vu comme tu me mates depuis tout à l’heure, je me disais qu’on pouvait
peut-être monter dans ma chambre tous les deux avant de passer à table »,
répondit Axel en lui tendant un autre cocktail.
Yann
s’esclaffa et Quentin faillit s’étouffer avec son gin fizz.
« Je
crois que je préfèrerais coucher avec un lépreux cul-de-jatte plutôt qu’avec
toi, dit-elle simplement, avant de porter le verre à ses lèvres, le regard
planté dans celui d’Axel.
—
Sous tes airs de pucelle catho, t’es une grosse perverse, en fait ! ricana
Axel. Remarque, ça ne m’étonne pas… Si ça t’excite, je suis prêt à me faire
couper les deux jambes et à choper une MST bien crade. Rien que pour faire
chier le vieux ! »
Comme
elle se taisait sans se troubler, il se pencha vers elle et, la bouche presque
collée contre son oreille, lui susurra :
« Désolé.
Tu essayais de faire une vanne et, comme un con, je l’ai prise au premier
degré. Je suis vulgaire, parfois… mea
culpa ! Je sais que ton truc, c’est plutôt les artistes… Ça tombe
bien, moi aussi je suis un poète ! Ecoute, je sais faire des vers : Camille ne sait pas ce qu’elle perd, Je suis
un bien meilleur coup que mon père. »
Il
se redressa, goguenard :
« C’est
dingue, tu es une vraie muse ! »
Axel,
lui, était un vrai connard, elle n’avait plus de doute là-dessus.
Assise
sur un banc de pierre, dans le jardin, Lisa observait de loin le spectacle de
sa jeunesse qui s’installait sous la véranda dans un joyeux chahut. Sur ses
genoux, un grand chat noir, roulé en boule, ronronnait en la couvant de ses
yeux verts tandis qu’elle le caressait distraitement. Depuis vingt ans, elle
fêtait son anniversaire sous cette même véranda, entourée de ces mêmes visages
– ou presque. Les années s’étiraient à l’infini derrière elle et elle avait
l’impression d’être sans âge, pétrifiée dans un éternel présent. Elle
n’avançait pas. Le film de sa vie s’était comme enrayé.
Elle
avait accompagné son père jusqu’à sa voiture, puis avait regardé la vieille
Coccinelle bleue remonter l’allée jusqu’au pin parasol avant de tourner à
gauche, en direction du centre ville. Comme il ne pleuvait toujours pas, malgré
les épais nuages qui couvraient les étoiles, elle s’était assise sur ce banc de
pierre pour profiter de l’air plus frais du soir et dessoûler un peu. Depuis
combien de temps était-elle assise là ? Il faisait maintenant nuit noire
et là-bas, dans la cage de verre, Camille s’affairait pour que chacun trouve
une place autour de la grande table. Comme personne, pour l’instant, ne semblait
se préoccuper de son absence, Lisa suivait du regard les arabesques de la robe
à fleurs sous la guirlande électrique. Tout en caressant le grand chat noir,
elle essayait, pour la première fois, de réfléchir de manière dépassionnée à ce
qui pouvait bien lier Camille et son père. Que Rafael soit séduisant, elle n’en
doutait pas. Après le départ de Victoria, il avait trouvé de nombreux bras pour
le consoler, jamais les mêmes. Mais à partir de quand le regard de Camille sur
son père avait-il changé ? A partir de quand Rafael, de son côté, avait-il
vu en Camille une autre personne que l’adolescente qui avait grandi entre leurs
murs aux côtés de sa fille ? A partir de quand étaient-ils devenus
désirables l’un pour l’autre ? Les imaginer faire l’amour lui donnait la
nausée, et pourtant cette image l’obsédait. Ce n’était pas qu’une histoire de
cul, bien sûr… Même si elle ne parvenait pas à comprendre, même si ça lui
faisait mal, ils avaient l’air amoureux. Non… Penser à tout cela de manière
dépassionnée était décidément impossible et elle aurait voulu que là-bas,
sous la guirlande électrique de la cage de verre, la robe à fleurs s’enflamme
soudain comme une phalène imprudente.
Alors,
pour débarrasser ses pensées des images obscènes qui les squattent, elle se
raconte une autre histoire, l’histoire qu’elle n’a ni le talent ni l’envie
d’écrire ; elle se raconte le roman de Rafael, ce père idéal pour qui le
temps compte si peu et qui, malgré les années, ne prend pas une ride. Même
lorsque Victoria les a laissés tomber tous les trois pour aller refaire sa vie
à Barcelone, sa ville natale, Rafael a gardé cet air juvénile qui charme tout
le monde et masque si bien les sentiments. Ceux qui souffrent, qui pleurent,
qui se révoltent à sa place, ce sont les personnages de bois et de tissu qu’il
fait vivre dans ses spectacles. Caché derrière eux, il transforme sa voix au
gré de leurs émotions. Elles ont beaucoup voyagé, ces marionnettes, et elles
ont vieilli. Pas lui. Peut-être a-t-il trouvé un mystérieux élixir de jeunesse,
là-bas, au Pérou, sur la terre de ses ancêtres ? C’est ce que l’esprit
romanesque de Lisa se plait à imaginer. Au retour de ce voyage, en tout cas,
son père n’était plus tout à fait le même. Victoria avait fui en Catalogne peu
de temps après. Finalement, le roman de Rafael ressemble à sa vie – à moins que
ce ne soit l’inverse – mais dans ses pages invisibles, aucun personnage ne
porte une robe à fleurs.
Le
repas n’avait pas encore commencé et Lisa avait déjà beaucoup trop bu. Les
ombres et les senteurs du jardin s’enroulaient autour d’elle et
l’étourdissaient. Elle ferma quelques instants les yeux en serrant les
paupières, les doigts crispés sur la fourrure du petit fauve qui s’était
endormi contre son ventre. Lorsqu’elle les rouvrit, elle vit la silhouette
d’Axel se découper en ombre chinoise sur l’écran doré de la fête. Il était
debout à la porte de la véranda et regardait dans sa direction. Il était temps
de rejoindre le groupe et de s’amuser.
Lorsque
Lisa entra, une clameur joviale l’accueillit. Les yeux brillaient et les
sourires tremblaient. Le champagne et le gin avaient déjà considérablement
troublé l’atmosphère. On ne parlait plus de politique. Une trentaine de flûtes
pétillantes s’envolèrent et cliquetèrent gaiement. Lisa trinqua avec joie à
leur amitié, à leur jeunesse, à leur santé, à leur réussite à venir, à la paix
dans le monde, à tout ce qu’ils voulaient ! Son visage ne portait aucune
trace de ses méditations et ne reflétait plus que le bonheur d’être entourée de
ses amis. Ils étaient tous là, avec leurs vingt ans. Leurs regards étaient devenus
plus graves, leurs sourires plus ambigus et leurs joues s’étaient un peu
creusées mais, sous le voile encore ténu des années, on pouvait facilement
reconnaître les enfants qui échangeaient des vignettes Panini, jouaient à
Action ou Vérité et se goinfraient de cochonneries à chaque goûter
d’anniversaire. La voix envoûtante de Cesaria Evora attisant son ivresse, Lisa
sentit son cœur se gonfler d’un irrésistible amour pour ces fantômes qui
peuplaient sa vie.
L’immense
paëlla, que Rafael avait préparée selon la recette de Victoria, trônait au
milieu de la table principale d’où elle diffusait ses alléchantes senteurs
méditerranéennes. Camille, Yann et Samia assuraient le service. Assis à côté de
Lisa, tout près parce qu’il avait fallu se serrer pour faire tenir tout le
monde, Quentin ne boudait pas son plaisir et venait de lui offrir le dernier
album de Radiohead.
« Il
faut absolument que tu écoutes "Street
spirit[8]",
ce morceau, putain, c’est du pur son, disait-il en lui soufflant dans la figure
les bouffées odorantes de son pétard fraîchement roulé.
—
Il est aussi bien que "Creep[9]" ?
—
C’est différent. "Creep",
ça envoie, ça prend aux tripes, tu vois… "Street spirit", c’est plus confidentiel… plus noir, aussi…
C’est tellement désespéré, ça va forcément te plaire ! Je maîtrise
déjà pas mal le solo de guitare, je pourrais te le jouer. Si ça te dit, bien
sûr… »
Elle
sourit en essayant de dissiper, d’un geste de la main, le nuage de fumée qui
s’était formé entre elle et son assiette.
« Désolé,
je t’enfume un peu, s’excusa-t-il en battant l’air d’un geste maladroit.
—
Légèrement, en effet. Comment peux-tu fumer autant en mangeant ? Je suis
sûre que tu ne sens même pas le goût de la paëlla ! dit-elle en riant.
—
Tu te trompes, ça augmente encore la saveur des aliments. C’est magique.
—
N’importe quoi ! »
Ils
rirent ensemble et Quentin, l’œil allumé, mu par un brusque élan d’affection,
embrassa Lisa sur la joue. Tout en reprenant la dégustation de son plat, elle
lui jeta un regard faussement offensé et réalisa qu’avec son air un peu
maladif, ses yeux gris, sa moue boudeuse et sa tignasse ébouriffée, il avait
bizarrement fini par ressembler à Thom Yorke, le chanteur de Radiohead. Elle le
lui fit remarquer entre deux bouchées de riz safrané.
« Ah
bon ? Tu trouves ? s’étonna-t-il, sans savoir s’il devait se sentir
flatté ou non.
—
En mieux, bien sûr », s’empressa-t-elle d’ajouter.
Il
sourit en aspirant une longue bouffée de cannabis :
« Tu
te fous de moi, mais c’est pas grave. Je t’aime quand même.
—
Je suis sérieuse ! D’ailleurs j’ai hâte que tu me joues ton
morceau. »
Ils
rirent de plus belle. Ce n’était pas spécialement drôle mais ils riaient
maintenant pour un rien, l’ivresse était joyeuse. Leurs épaules se touchaient,
leurs visages étaient tout près mais Quentin ne se faisait aucune illusion sur
cette apparente intimité. Il avait accepté depuis longtemps l’idée que Lisa ne
coucherait jamais avec lui. En sixième, il lui avait demandé de l’épouser, une
demande en bonne et due forme. Pour l’occasion, il lui avait même offert une
bague avec une grosse pierre rouge gagnée dans une tirette de la Fête
Saint-Michel. Mais, malgré sa mèche bien lissée sur le front, malgré sa chemise
blanche et les litres d’Eau Sauvage
dont il s’était aspergé, malgré son beau discours soigneusement préparé, malgré
la bague à la grosse pierre rouge, elle l’avait éconduit sous prétexte qu’à dix
ans, elle n’était pas encore prête à s’engager. Renonçant au suicide sur les
conseils de ses copains, il avait finalement choisi d’oublier son chagrin en
apprenant la guitare. Les années étaient passées et Quentin se complaisait
désormais dans le rôle du nihiliste désabusé, quitte à surjouer parfois un peu.
De temps à autre, Lisa et lui se retrouvaient dans la chambre d’Axel pour
partager quelques joints et parler poésie, philosophie et pop culture en
écoutant, selon leur humeur, Alain Baschung ou du rock post-punk. Ils avaient
pleuré ensemble la mort de Kurt Cobain.
Le
repas s’étirait. Dans ce moment flottant entre le plat de résistance et le
dessert, Camille, munie d’un caméscope, essayait de fixer les images et les
sons qui s’évaporaient déjà, comme l’alcool des verres de champagne et de
sangria. Elle se promenait dans le salon, la véranda, le jardin, le plus
discrètement possible afin que son film paraisse naturel. Sur la petite
cassette s’enroulaient les fils du présent. Quand les détails de cette soirée
se seraient définitivement dissous dans le passé, il resterait ce film banal,
l’instantané d’une génération, celle de petits bourgeois bohèmes des années
1990, une génération sans identité clairement déterminée, ballottée entre chocs
pétroliers et fantasmes de l’an deux mille, hantée par le spectre du sida avant
même d’avoir pu jouir de la vie. Sur ce monstrueux collage, des visages, des
voix, des morceaux de musique, des corps, des gestes, des accents de tous
horizons se succèdent et s’emmêlent :
Laurent,
Samia, Roberto, Ahmed, Chloé, Sophie… dansant sur « Girls and Boys[10] »
de Blur et hurlant le refrain dans un anglais approximatif ;
Christophe
et Marie évoquant le génocide rwandais en buvant du champagne, puis
s’interrompant pour porter un toast, regard caméra, à la santé de Lisa ;
Axel
rechargeant une pipe de marijuana sur l’air de « Love will tear us apart[11] »
de Joy Division, puis levant les yeux avec indifférence vers la caméra ;
le
large sourire de Yann, le géant martiniquais, qui chantonne : « Apré bèf-la sé ou ! Joyeux
anniversaire, Lili mwen ! »
Sophie
et Matthew imitant la danse de John Travolta et Uma Thurman dans Pulp Fiction[12] ;
Chloé
et Delphine jetant des assiettes et des couverts en plastique dans un grand sac
poubelle ;
Pouchkine,
le chat, jouant avec une boulette d’aluminium ;
Yola
conseillant à David d’aller voir Chungking
Express[13], le nouveau film de Wong
Kar-Wai, dont l’atmosphère hypnotique l’a subjuguée ; la réponse de David,
toujours diplomate, « Le cinéma asiatique, ça m’emmerde » ;
les
voix désaccordées de Samia, Delphine et Marie chantant gaiement « On n’a
pas tous les jours vingt ans ! » puis se levant précipitamment pour
aller danser sur « Bloody Sunday[14] » en entraînant Lisa
sur la piste ;
Jean-Philippe
et Haruki s’embrouillant au sujet d’une balle litigieuse lors de leur dernier
match de tennis ;
David
pronostiquant la victoire de Sampras cette année à Roland Garros ;
Sven
s’épongeant le front en souriant à la caméra : « Il fait vraiment
trop chaud dans ton pays, Lisa, viens en Suède avec moi ! »
Marko
et Helena, enlacés dans le canapé, s’embrassant sur les notes de « Tainted Love[15] »
sans se soucier de Thomas qui s’exclame en passant : « Il y a des
lits pour ça ! » ;
Kathy
s’écriant « Tu vas quand même pas boire ça ? » en pointant du
doigt l’étrange cocktail phosphorescent que Matthew, debout derrière le bar,
vient de se concocter ;
Isabelle
et Haruki dansant amoureusement sur « Words[16] »
des Christians ;
Sébastien
soutenant Mylène, assise sur les marches extérieures, la tête entre les
mains : « Je crois que je vais gerber » ;
David
et Christophe en désaccord sur la guerre en Croatie ; l’intervention
pacifique et inefficace de Chloé : « Eh, les mecs ! vous pouvez
pas parler d’autre chose ? » ;
des
danseurs hallucinés s’agitant sans rythme ni mesure sur le tube déjanté de
Billy Ze Kick, en braillant à chaque refrain : « Mangez-moi !
mangez-moi ! mangez-moi ![17] »
Jean-Philippe
enlevant son tee-shirt sous prétexte qu’il a trop chaud et criant du milieu de
la piste en exhibant son torse nu : « Vous avez vu les filles,
je suis encore mieux foutu qu’Axel ! Qui veut me
manger ? » ; les railleries des filles : « Tu
rêves ! », « Le tennis, ça suffit pas ! Mets-toi à la
muscu et au ju-jitsu, tu seras plus appétissant ! » ;
Pascal,
Karim et Haruki devisant sur leur future start-up
et s’enthousiasmant sur les possibilités offertes pas Internet, « Ce truc
est en train de révolutionner le monde ! » ;
Ahmed
poursuivant Pouchkine dans le jardin, trébuchant et se rattrapant de justesse –
« Il est con, ce chat ! » – sous les rires moqueurs de Sophie,
Marko et Helena.
Isabelle
et Marie tentant de réconforter Anthony qui déprime, le nez dans son verre de
sangria : « Je me suis complètement planté à l’épreuve de sociologie
politique, j’aurai jamais mon DEUG » ;
Lisa
rassurant Pouchkine, qui, blotti dans ses bras, encore hérissé, lance des
regards apeurés alentour ;
Roberto
se réjouissant de la victoire assurée de la Juventus au championnat d’Italie et
s’agaçant lorsque Karim lui fait remarquer, non sans malice, que la Lazio n’est
pas très loin au classement ;
Lisa
accueillant Adjoua qui vient d’arriver, les bras encombrés d’un énorme panier
de victuailles : « Ta mère est folle, il ne fallait pas ! C’est
trop gentil ! Merci ! Tu l’embrasseras de ma part ! »
Christophe
interpelant Axel, en train de servir un verre de champagne à Adjoua :
« Ton père, il en pense quoi, de la réélection de Fujimori à la présidence
du Pérou ? » ; Axel souriant à Adjoua : « Tu vois,
lui, c’est le boute-en-train de la soirée. Sans lui, l’ambiance est
foutue ! » ; le rire d’Adjoua ;
Antoine,
avachi dans un large fauteuil, comptant sur ses doigts en feignant
l’exaspération : « Putain ! Italie, Japon, Maroc, Espagne,
Suède, Angleterre, Syrie, Allemagne… et maintenant l’Afrique qui
débarque ! C’est quoi ce bordel ? On n’est plus chez nous en
France ! Heureusement que, dans sept ans, quand il sera enfin élu,
Jean-Marie va faire un peu le ménage ! »
Adjoua
protestant de sa voix de contralto : « L’Afrique est un continent,
crétin ! Mon pays, c’est la Côte d’Ivoire ! » ;
les
doigts d’honneur de Matthew, Helena, Marko, Ahmed et Yola à destination
d’Antoine qui se marre ;
Axel
proposant en tirant sur sa pipe : « Depuis le temps qu’on a tous
envie de baiser les uns avec les autres, si on en profitait pour faire une
grosse partouze internationale ? » ; proposition validée avec
enthousiasme par Quentin, Yann et Marko mais rejetée par la
majorité ; dépit de Yann, « bande d’hypocrites ! » ;
des
éclats de rire ;
Thomas
se roulant un joint et hurlant « Les
Cure, y a que ça de vrai ! » tandis que passe « Just like heaven[18] » ;
Samia
apportant un énorme gâteau sur lequel tremblent vingt bougies ;
travelling
vacillant sur les fêtards qui chantent en chœur ;
Lisa
soufflant les bougies, puis s’inquiétant de la cire qui a coulé sur les
décorations en nougatine ;
Delphine
qui, apercevant la caméra au moment où elle vient d’engloutir une énorme
bouchée de gâteau, essaie de mâcher le plus élégamment possible mais manque de
s’étouffer de rire ;
Isabelle
et Anthony faisant des photos, de petits éclairs blancs dans le clair-obscur du
tableau.
Lambeaux
d’instants fugaces et dérisoires voués à nourrir la nostalgie.
Un
échantillon de vie en conserve.
Par-dessus
les assiettes colorées, Camille, Delphine et Lisa avaient engagé une
conversation passionnante sur « les bienfaits du cannabis » avec
Quentin, qui, particulièrement en verve, essayait de les persuader de goûter le
space cake qu’il avait préparé pour
l’occasion. Les filles riaient mais se laissaient difficilement convaincre, ce
qui obligeait Quentin à déployer des trésors de mauvaise foi. Axel, lui,
n’avait pas besoin d’être convaincu pour mordre à belles dents dans le fruit
défendu en fumant comme un pompier. Il était déjà défoncé quand sa copine était
arrivée, tard car elle travaillait dans un fast-food après les cours.
Lisa,
peu à peu, avait perdu le fil de la conversation qui retenait jusque là son
esprit vagabond. Tout en faisant mine d’écouter ses voisins, elle regardait
maintenant l’étrange couple que formaient Adjoua et son frère, de l’autre côté
de la table. La grande fille noire, voluptueusement assise sur les genoux
d’Axel, l’embrassait à pleine bouche tandis qu’il lui caressait la nuque.
Quentin parlait, Camille et Delphine riaient, tous buvaient... et Lisa ne
parvenait plus à détacher les yeux de cette nuque frissonnante où moutonnaient
quelques mèches échappées du chignon serré dans lequel Adjoua avait tenté de
dompter sa capricieuse chevelure. La caresse était électrique, animale. Le jaguar et la panthère, pensa Lisa, un
peu troublée, un peu honteuse aussi de n’avoir que des clichés exotiques à
l’esprit en présence de la belle Ivoirienne. Mais des vers de Baudelaire, de
Leconte de Lisle, de Senghor traversent aussi les effluves de cannabis et les
brumes du cerveau encombré de métaphores de l’étudiante en Lettres, tandis
qu’elle se laisse bercer par l’image hypnotique des doigts d’Axel sur la nuque
d’Adjoua.
Sous les noirs acajous, les
lianes en fleurs…
Longtemps !
toujours ! ma main dans ta crinière lourde…
Tam-tam tendu sous les
doigts du vainqueur…
Un souffle rauque et bref…
Infinis bercements du
loisir embaumé…
La
beauté des mots des autres pour pallier l’insuffisance des siens.
Mais
Lisa se raidit soudain. Ses yeux viennent de rencontrer ceux d’Axel, rivés sur
elle, en embuscade derrière la chevelure d’Adjoua. Le regard noir a brutalement
transpercé tous les voiles : fumée, ivresse, rêverie poétique… Ce qu’elle
lit dans ce regard est interdit, elle le sait. Pourtant elle ne détourne pas la
tête. Le fil de la conversation est définitivement rompu. Le seul fil qui reste
est ce lien obscur tendu au-dessus du chaos des assiettes. Tam-tam des versets
de Senghor, tam-tam des basses faisant vibrer les enceintes, tam-tam du cœur
dont le rythme s’emballe, tout vibre, tout vacille autour de Lisa. Alors, pour
ne pas sombrer, elle s’accroche au regard farouche qui la retient au bord du
précipice. A moins qu’il ne l’y entraîne. Cet enchaînement de scènes, de
dialogues, d’impressions et de pensées troubles avait donc pour seule visée cet
instant précis où, par-dessus la nappe blanche sur laquelle des gobelets de
sangria renversés bavent de petites auréoles pourpres, par-dessus l’épaule nue
d’Adjoua, par-dessus toutes les lois morales, les regards du frère et de la
sœur se harponnent sans pudeur ?
Non,
ça ne peut pas être aussi simple, il y a forcément autre chose.
Une
main sur son épaule. Le sourire bienveillant de Camille. « Il est temps
d’ouvrir tes cadeaux ! » Oui, les cadeaux, bien sûr ! Il y
en a beaucoup. C’est sa fête d’anniversaire, elle l’avait presque oublié.
Comme
l’orage ne se décidait pas à éclater, on avait ouvert en grand toutes les baies
de la véranda et une nuée d’insectes virevoltaient autour des lampes et des
photophores. Le dernier paquet ne portait pas de message. Comme la plupart des
autres cadeaux, il avait été déposé devant Lisa et attendait sagement d’être
déballé. Il s’agissait vraisemblablement d’un livre de grand format, une anthologie
ou un album de bande dessinée, enveloppé dans un papier doré un peu clinquant,
un peu kitch. Les doigts de Lisa tremblaient légèrement tandis qu’elle le débarrassait
de son habit de lumière, non sous l’effet de l’émotion mais parce que l’ivresse
rendait chaque geste incertain. Autour d’elle, les autres jacassaient, riaient,
chantaient. On avait encore monté le volume de la chaîne stéréo et, sous les
lampions en papier accrochés aux branches les plus basses du magnolia, un
groupe d’infatigables danseurs pogotaient joyeusement sur les rythmes enragés
des Clash et de la Mano Negra.
Les
morceaux de scotch du paquet doré cédèrent les uns après les autres et, tout le
monde étant occupé, personne ne remarqua la légère pâleur de Lisa au moment où
elle découvrit le titre inscrit en lettres d’or sur la couverture cartonnée de
l’épais manuscrit qui venait d’apparaître. L’étrange spectre, surgi de son
enfance et se prélassant dans son écrin de papier froissé, plongea Lisa dans
une profonde rêverie. Graine de
Soleil… Vers l’âge de dix ans, inspirée par la série animée Les Mystérieuses cités d’or[20]
qui, au début des années 1980, avait enchanté ses mercredis après-midi, Lisa
avait commencé la rédaction de ce roman fleuve et ne l’avait jamais terminée,
son héros s’étant perdu en route dans les méandres de l’adolescence et des
labyrinthes incas. C’était, objectivement, très mauvais. Malgré sa ferveur
enfantine, elle en avait sans doute déjà conscience en écrivant puisqu’elle
avait toujours obstinément refusé de livrer son œuvre en pâture aux lecteurs.
Elle n’aurait pas supporté les moqueries de son grand frère ni l’affectueuse
condescendance de son père. A treize ans, lucide et lassée de ces aventures,
elle avait fini par laisser tomber et la dizaine de cahiers abandonnés
dormaient depuis dans une vieille malle au fond du grenier. Le tremblement de
ses mains s’accentua lorsqu’elle tourna la première page. Elle resta quelques
secondes sans bouger, comme absente, le regard un peu vide, vide comme la
première page et toutes celles qui suivaient. A quoi cela rimait-il ? Qui
s’était ainsi donné la peine d’exhumer ce titre poussiéreux d’un passé sans
intérêt, pour n’en tirer finalement qu’un amas de pages blanches soigneusement
reliées ? C’était aussi absurde que troublant. Elle pensa très vite à
Axel.
Malgré
l’ouverture des baies vitrées, l’air était toujours aussi étouffant. Elle
essuya du bout des doigts la sueur qui perlait sur son front et, sans oser se
lever de sa chaise, de crainte d’avoir le tournis, elle regarda alentour,
espérant que son frère se manifesterait. Mais Axel et Adjoua avaient disparu
depuis un bon moment déjà et elle se doutait bien de ce qui les occupait au
premier étage.
« Ça
va, Lili, tu te sens bien ? lui demanda Camille en s’asseyant à côté
d’elle.
—
Ça va. Il faudrait juste que je prenne un peu l’air, mais, si je me lève
maintenant, je crois que je vais tomber…
—
C’est vrai qu’on a un peu chargé, ce soir ! plaisanta Camille en jetant
les yeux sur le dernier cadeau gisant parmi les miettes et les assiettes sales.
– C’est quoi, ce truc ? »
La
question était posée sur le ton léger de la simple curiosité, mais Lisa sentait
monter peu à peu en elle une colère sourde qu’elle ne parvenait pas à réfréner.
« Une
connerie, répondit-elle, agacée, tandis que Camille avait pris le manuscrit et
commençait à le feuilleter.
—
C’est bizarre, il n’y a rien d’écrit !
—
Bien vu, Sherlock ! » ricana Lisa en lui prenant le paquet des mains
pour le reposer sur la table avec un geste de dégoût.
Camille
l’observa quelques instants en silence. Lisa, comme souvent, n’avait pas envie
de parler ; les yeux rivés sur l’épais feuillet, elle semblait avoir déjà
oublié sa présence. L’ivresse tremblait dans son regard et elle mordillait
nerveusement sa lèvre inférieure. A quoi pensait-elle ? Camille cherchait
les mots adéquats, ne les trouvait pas et s’irritait de laisser filer, par
excès d’alcool et par manque de répartie, l’occasion du dialogue qui aurait pu
les réconcilier. Heureusement, son corps finit par parler à sa place ;
sans réfléchir, elle passa un bras protecteur autour des épaules de Lisa et inclina
sa tête contre la sienne. Elle entendit alors, prononcé dans un souffle, le mot
« profanation », mot insolite qui eut le mérite de relancer une
conversation sur le point d’avorter.
« De
quoi parles-tu ? De ce cahier ? C’est ça, la "profanation" ? La
profanation de quoi ? C’est quoi, Graine
de Soleil ? Qui t’a offert ce cadeau zarbi ? »
Cette
avalanche de questions sortit Lisa de son étrange torpeur et lui arracha un
vague sourire :
« Graine de Soleil, c’est comme ces pages,
c’est du vide, du rien, du vent.
—
Le vent, c’est bien pour une graine, non ? C’est ce qui lui permet de
voyager jusqu’à l’endroit où elle va enfin pouvoir se poser et germer…
—
Merci pour la poésie de cette réplique, j’apprécie la métaphore filée »,
ironisa Lisa sans la regarder.
Camille
soupira. Avec Axel, elle avait définitivement renoncé à un autre mode de
communication que le sarcasme, mais elle ne pouvait accepter l’idée que
l’ironie soit aussi désormais le registre exclusif de ses dialogues avec Lisa.
L’alcool exacerbant les émotions, elle avait envie de hurler à la seule pensée
qu’il n’existerait jamais plus entre elles que ces formules railleuses qui
pétrifiaient, à la fin, tous les sentiments. Elle fit donc taire sa
susceptibilité et opta pour le ton de la plaisanterie :
« Je
pensais que l’image te plairait. Mais bon… je ne dois pas être à la hauteur de
Victor Hugo. En tout cas, tu n’as pas répondu à mes questions… »
Lisa
haussa légèrement les épaules et, tout en suivant du bout de l’index les
arabesques du titre d’or, répondit avec une certaine lassitude :
« Quelqu’un
– mon frère, sans doute… ou peut-être mon père… j’en sais rien… je m’en fous… –
a voulu me rappeler un vieux rêve… et m’inciter à reprendre l’écriture de ce
chef-œuvre en m’offrant des pages blanches. Il faudrait sans doute que
j’apprécie la subtilité du message, tu vois ? »
L’ironie
avait sans transition laissé place à l’autodérision et, assourdie par le
tambour des basses, Camille avait du mal à suivre le propos décousu de Lisa.
Elle ne voyait pas très bien la subtilité de tout cela et, à vrai dire, elle
s’en fichait un peu, mais elle appréciait ce moment de trêve et comptait bien
le prolonger en feignant d’être intéressée par cette histoire de manuscrit.
« Graine de Soleil, c’est un truc que tu
écris ? » persévéra-t-elle.
Lisa
haussa de nouveau les épaules avec une moue de mépris.
« Non.
C’est rien, je te dis. Juste des conneries. "Bullshit", comme dirait Matthew !
—
Si c’est des conneries, pourquoi tu as parlé de "profanation" ?
En général, on ne profane que ce qui est sacré, non ? »
Les
flammes tremblantes des photophores firent passer dans les yeux de
Lisa une lueur farouche :
« Ouais,
c’est une profanation, parfaitement ! répondit-elle en regardant
fixement Camille. Ce manuscrit, c’est un truc mort, enterré, et je n’ai pas
envie qu’on vienne m’emmerder dix ans après en sortant le macchabé de sa tombe
et en me l’agitant sous le nez quand je fais la fête avec mes potes !
—
Côté métaphore filée, tu n’as rien à m’envier ! » ironisa à son tour
Camille.
Lisa,
après quelques secondes d’un silence surpris, éclata de rire :
« C’est
bon, tu marques un point ! »
Heureuse
d’être revenue à un peu plus de légèreté, Camille rit de bon cœur avec elle,
mais elle sentait bien que son amie regrettait déjà de s’être ainsi confiée.
Comme Lisa s’apprêtait à se lever sous prétexte d’aller danser, elle la retint
par la main :
« Sincèrement,
je ne crois pas que ce soit une idée de Rafael. S’il souhaitait que tu te
remettes à écrire, il te l’aurait dit, tout simplement. Il n’aurait pas eu
besoin de cette mise en scène. Quant à Axel, franchement, tu crois que ce genre
d’idée lui viendrait à l’esprit ? »
Lisa
se dégagea doucement mais ne quitta pas sa chaise. C’était pénible à admettre,
mais Camille avait raison. Une autre pensée germa alors peu à peu dans son
esprit confus et un étrange sourire se dessina sous ses pommettes arrogantes :
« C’est
peut-être toi, alors ?
—
Moi ? s’exclama Camille, interloquée par son regard inquisiteur.
Drôle d’idée ! Pourquoi j’aurais pensé à ça ? Je me fous bien de ce
que tu écris ou pas ! De toute façon, tu n’as jamais daigné me lire une
ligne de tes histoires !
—
Je n’ai jamais rien lu à personne », répondit Lisa d’une voix sourde.
Camille
soupira.
« C’est
peut-être une idée de ta mère. Elle a toujours été assez fantasque,
non ? »
L’évocation
de Victoria sembla irriter Lisa qui balaya aussitôt cette hypothèse :
« Ma
mère n’en a rien à foutre de moi ! »
Camille
ne chercha pas à argumenter. Elle se sentait fatiguée tout à coup. Finalement,
les états d’âme de Lisa lui importaient peu. Celle-ci s’était toujours conduite
comme une petite fille gâtée, vénérée par son père qui portait son divorce
comme une croix. A vingt ans, elle n’avait pas changé. Egocentrique, fière,
capricieuse, elle laissait tomber sur tous ceux qui l’entouraient et qui
l’aimaient le même regard hautain et glacé que la fillette déçue par ses
cadeaux d’anniversaire. Camille n’avait jamais compris ce qui, depuis l’école
primaire, l’avait liée à Lisa. Pourtant cette amitié était profonde et elle
souffrait de la voir se décomposer ainsi, inéluctablement. Elle pensa à Rafael,
dont le spectacle devait être terminé depuis longtemps déjà et qui n’était
toujours pas rentré. Sans doute était-il allé boire un verre à L’Avant Scène
pour prolonger la soirée avec ses amis. Il lui manquait. Elle se leva la
première et, avant de s’éloigner, posa sur l’épaule de Lisa une main qui se
voulait réconfortante :
« Ne
te prends pas la tête avec ce manuscrit. Dis-toi que c’est une sorte de jeu de
piste, de chasse au trésor. Suis le fil, c’est peut-être une aventure qui
commence… Finalement, c’est un cadeau très romanesque ! »
Camille
plaisantait, pourtant ses paroles laissèrent son amie rêveuse. Lisa s’accouda à
la table et, la tête tournée vers le jardin, le menton dans la paume de la
main, elle regarda sans les voir les silhouettes qui s’agitaient sous un ciel plus
immobile qu’une toile de théâtre. Samia, puis Haruki, essayèrent tour à tour de
l’entraîner sur la piste extérieure. Elle leur promit de les rejoindre un peu
plus tard, quand son étourdissement serait passé. Pour l’heure, un autre film,
tout intérieur cette fois-ci, faisait écran entre elle et les danseurs, la
ramenant une semaine en arrière.
Sur
ce film, un nouveau visage apparaît. Les traits sont réguliers, le regard
clair, le sourire franc. Ces traits, que les autres ne connaissent pas encore,
sont ceux de Clément. Lisa et lui se sont rencontrés en se heurtant de plein
fouet, par inadvertance, alors qu’ils exploraient les étroites allées de la
bibliothèque universitaire du Mirail. Une rencontre due à un brutal, certes,
mais heureux hasard, comme souvent dans les romans… Cette pensée la fait
sourire. Faute d’être écrivain, devenir un personnage de roman lui semble une
alternative acceptable. Le manuscrit vierge est un élément déclencheur, c’est
sûr, mais le fil de l’intrigue a peut-être commencé à se dérouler ce jour-là,
dans le labyrinthe de la BU… Pourquoi cela ne lui est-il pas immédiatement
venu à l’esprit en découvrant son dernier cadeau ? Voilà ce qu’elle
ne parvient pas à comprendre. L’alcool et l’herbe lui ont vraiment embrouillé
le cerveau ! Il est temps de rembobiner et de se repasser le film de cette
rencontre.
Sous
le choc, Lisa avait fait tomber ses livres et le grand garçon les avait
aussitôt ramassés en s’excusant. Ils s’étaient souri, un peu embarrassés,
avaient échangé quelques mots puis avaient fini par s’asseoir à la même table
pour travailler. Lisa avait aussitôt remarqué l’ouvrage dans lequel s’était
plongé celui dont elle ignorait encore le nom.
« Tu
t’intéresses à l’art inca ? » lui avait-elle alors demandé.
Il
l’avait regardée en souriant, pensant sans doute qu’elle cherchait un prétexte
pour nouer la conversation, ce qui n’avait pas eu l’air de lui déplaire.
Accoudée
à la table, le menton dans la paume de la main, le regard dans le vide, Lisa
essaye de se remémorer les détails de ce dialogue en sourdine. Elle entend la
voix chaude de Clément lui répondre :
« Oui.
Pour plusieurs raisons, je m’intéresse en effet à l’art inca. Tu connais le
bouquin d’Henri Stierlin[21] ?
—
Je l’ai lu, oui. »
Elle
se souvient de son air étonné :
« Toi
aussi, tu t’intéresses aux Incas ?
—
Pas vraiment, non. Enfin… plus maintenant… mais quand j’étais petite, j’étais
incollable sur le sujet.
—
Je vois… l’effet Cités d’or ! »
avait-il dit, visiblement amusé.
Elle
n’avait pas montré que cette remarque condescendante l’avait vexée, mais c’est
à partir de là qu’elle avait commencé à faire la maligne.
« Peut-être,
oui, mais pas seulement. En fait, ma grand-mère paternelle était
quechua », avait-elle répondu.
Ça
l’avait mouché.
Comme
leur conversation commençait à attirer les regards irrités de leurs voisins,
ils avaient choisi de la poursuivre au Shylock, l’un des cafés qui jouxtaient
l’enceinte austère de l’université. Assis à l’une des rares tables encore
libres, dans un coin enfumé, ils avaient commandé un thé à la menthe qui leur
avait brûlé la langue.
« D’abord
assommés, puis ébouillantés ! On se souviendra de cette
rencontre ! » avait plaisanté Clément.
Là
encore, Lisa essaie de se souvenir des paroles exactes mais le discours direct
lui échappe. Cela l’agace d’autant plus que la voix de Clément est belle et
qu’elle aimerait en retrouver le timbre et les modulations. Mais elle n’entend
plus qu’une voix, celle de la narratrice, la sienne, incapable de restituer le
charme et la saveur de ces premières répliques. Il ne lui reste plus en mémoire
que quelques gestes et un fatras d’informations. Elle se revoit accepter la
cigarette que Clément lui offre et fumer avec lui. Elle revoit son sourire et
la fumée qui s’échappe d’entre ses lèvres pendant qu’il parle.
L’origine
quechua de son père avait ouvert le coffre aux merveilles et Clément,
apparemment captivé, l’avait écoutée parler de sa famille, de sa passion
enfantine pour les civilisations précolombiennes, des histoires qu’elle
inventait alors. Lui-même était doctorant et, depuis deux ans, préparait une
thèse d’histoire sur « l’importance de la dynamique culturelle dans la
construction de l’empire inca ». Elle lui avait dit qu’il ressemblait plus
à un ailier du Stade Toulousain qu’à un thésard du Mirail, ce qui avait fait
rire Clément qui jouait en effet au rugby quand il parvenait à en trouver le
temps. Sans entrer dans les détails, il lui avait expliqué la problématique et
la démarche qui orientaient ses recherches, et Lisa, avec ses fictions
puériles, s’était sentie un peu ridicule. Elle l’avait observé attentivement
mais elle n’était pas parvenue à déterminer s’il s’intéressait réellement à ce
qu’elle lui avait raconté ou s’il faisait semblant parce qu’elle lui plaisait,
ce qui, après tout, était une raison suffisante. Il lui plaisait aussi. Dès le
choc de leur rencontre, quand, en frottant son front endolori, elle avait levé
des yeux furieux sur lui, prête à protester, elle s’était sentie décontenancée
par le sourire charmant et les excuses embarrassées de ce grand garçon aux yeux
clairs.
Ils
avaient parlé longtemps dans l’atmosphère enfumée du Shylock. Depuis, ils
s’étaient revus deux fois, rapidement, pour déjeuner ensemble à la cafétéria.
La deuxième fois, avant de se lever pour repartir en cours, Clément s’était
penché au-dessus de la petite table en formica et l’avait embrassée. Un long
baiser au délicieux goût de café. « Je crois que nous étions vraiment
faits pour nous rencontrer », lui avait-il dit en souriant. Tout en
terminant tranquillement son expresso, elle l’avait regardé quitter le Resto’U,
son sac de toile jeté sur l’épaule à la manière d’un matelot. Elle le trouvait
vraiment très beau.
Voilà
où ils en étaient trois jours avant la fête d’anniversaire.
Clément
ne fait pas encore partie de sa vie. Il lui semble désormais un peu irréel,
trop grand, trop beau, trop intelligent, trop mûr… Elle essaie de se rappeler
les détails de son apparence mais, tout comme les paroles, ils se brouillent,
s’estompent, et il ne lui reste plus de son portrait qu’une vague esquisse aux
adjectifs plats, une sorte d’exercice de grammaire pour écoliers : des yeux clairs, un sourire charmant, une
voix chaude, une silhouette athlétique… rien qui puisse rendre concrète la
présence de ce personnage. Clément n’est encore, ou n’est déjà plus, qu’un
mirage. S’échappant des enceintes, la voix envoûtante et torturée de Beth
Gibbons, la chanteuse du groupe Portishead, s’immisce dans le cinéma intime de
Lisa et la ramène peu à peu au présent de la fête. Elle essaie alors
d’imaginer Clément au milieu de ses amis, sous les guirlandes du magnolia. En
vain. Les deux mondes ne sont pas encore compatibles et la seule silhouette qui
finit par se détacher du reste du groupe pour venir jusqu’à Lisa et l’attraper
par la main est celle d’Axel, miraculeusement réapparu parmi les danseurs.
[1] Roman de Marguerite Duras publié en 1950.
[2] Chanson de Gilbert Wolfe traduite et adaptée en français par Saint-Granier, Jean Le Seyeux et Albert Willemetz, créée en 1927 par Saint-Granier et citée par Marguerite Duras dans Un barrage contre le Pacifique.
[3] Suzanne, âgée de dix-sept ans, et son frère Joseph, de
trois ans son aîné, sont deux personnages essentiels du roman de Marguerite
Duras, Un barrage contre le Pacifique,
inspiré de la jeunesse de l’auteure dont Suzanne est le double.
[4] Abréviation de Réam, ville d’Indochine et de l’actuel
Cambodge près de laquelle habite la famille de Suzanne dans le roman de
Marguerite Duras.
[5] André Maeterlinck, L’Oiseau
bleu, pièce de théâtre en six actes et douze tableaux écrite en 1908, créée
en France le 2 mars 1911 au théâtre Réjane.
[6] Alcandre : nom du magicien, double du dramaturge,
dans la pièce de Corneille, L’Illusion
comique (1636).
[7] Film de Louis Malle sorti en 1958, tiré du roman de
Noël Calef paru en 1956. L’album Ascenseur
pour l’échafaud reprend la bande originale réalisée par Miles Davis,
Fontana, 1957.
[8] Radiohead, « Street sprit » (4’12), Thom Yorke,
extrait de l’album The Bends,
Parlophone, 1995.
[9] Radiohead, « Creep » (3’59), Thom Yorke, extrait
de l’album Pablo Honey, Parlophone,
1993.
[10] Blur, « Girls and Boys » (4’20), Damon
Albarn/ Blur, extrait de l’album Parklife,
Parlophone/ EMI/ Food, 1994.
[11] Joy Division,
« Love will tear us apart » (3’18), Ian Curtis/ Peter
Hook/ Stephen Morris/ Bernard Summer, Factory, 1980.
[12] Quentin Tarantino, Pulp Fiction, Jersey Films/ A Band
Apart, 1994.
[13] Wong Kar-Wai, Chungking Express, Ocean Shores Video/
Miramax Films/ Rolling Thunder Pictures, 1994.
[14] U2, « Sunday Bloody Sunday » (4’38), The
Edge/ Bono, extrait de l’album War,
Island Records, 1983.
[15] Chanson composée par Ed Cobb du groupe The Four Preps,
interprétée en 1964 par Gloria Jones ; sa popularité vient de sa reprise
par le groupe britannique Soft Cell sur l’album Non-Stop Erotic Cabaret, Some Bizzare, 1981. C’est cette version
sur laquelle dansent (et s’embrassent) les personnages en 1995.
[16] The Christians, « Words » (« Les Mots », 5’26), Henry Priestman/ Sean Ó Riada, extrait de l’album Colour, Island Records,1989.
[17] Billy Ze Kick et les Gamins en Folie,
« Mangez-moi ! Mangez-moi ! » (3’46), Billy Ze Kick/
Monsieur Bing, extrait de l’album Billy
Ze Kick et les Gamins en Folie, Mercury/ Shaman, 1994.
[18] The Cure, « Just like heaven » (« Comme le
Paradis » 3’32), Robert Smith/ The Cure, extrait de l’album Kiss me, kiss me, kiss me, Fiction Records,
1987.
[19] Extraits du « Rêve du jaguar » de Charles
Leconte de Lisle (Poèmes barbares,
1862), de « La Chevelure » de Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal, 1861), de
« Femme noire » de Léopold Sédar Senghor (Chants d’ombre, 1945).
[20] Série télévisée d’animation franco-japonaise créée par
Jean Chalopin, Mitsuru Kaneko, Mitsuru Majima et Soji Yoshikawa, diffusée en
France dans l’émission Récré A2 sur
Antenne 2 du 28 septembre 1983 au 18 juillet 1984.
[21] Henri Stierlin, L’Art
inca et ses origines : de Valdivia à Machu Picchu, Seuil, 1983.
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