Graine de Soleil, chapitre 1, "La Fête" (extrait 1)


La semaine avait été torride, bien trop chaude pour la saison. La météo annonçait un net rafraîchissement pour le week-end et Lisa ne comprenait pas pourquoi tout le monde s’en réjouissait. Contrairement à la plupart des gens, elle aimait les jours de canicule, quand le ciel orageux versait sur Toulouse une lumière ambiguë, électrique et suave, et que les briques frémissaient dans la touffeur de l’air. De la chaise longue qui ne quittait plus le balcon de sa chambre, elle pouvait apercevoir les chiffres lumineux du radio-réveil posé sur la table de nuit. L’heure de la fête approchait mais elle n’en éprouvait bizarrement aucune excitation. Elle soupira, referma le roman dans lequel elle était plongée depuis le début de l’après-midi, et, tout en tirant sur son joint, les paupières mi-closes, observa les ombres dorées qui dansaient mollement sur les palmiers du jardin. Reprendre pied dans la vraie vie lui demandait un effort. Ce n’était pas le cas avec tous les romans mais la langue de Marguerite Duras exerçait sur son esprit un charme singulier dont l’effet persistait longtemps après la lecture. Bien qu’elle ait terminé Un barrage contre le Pacifique[1], les vagues de la mer de Chine n’en finissaient pas de déferler, éclaboussant le monde réel de leur musique répétitive et sauvage.
Elle aimerait tant avoir le talent de fixer sur le papier la douce torpeur de cet instant, de rendre sensible, par le rythme lancinant d’une prose monotone et entêtante, la pesanteur de l’atmosphère et de ses pensées ! Mais elle n’en a pas le talent. Ni le temps. Ses études, ses amis, la danse, la lecture… dans le patchwork banal de sa vie, il n’y a plus de place pour l’écriture. Indéniablement les ombres sont dorées, des palmiers ornent le jardin et, en cette fin d’après-midi orageuse, il fait très lourd.
C’est son anniversaire. Elle a vingt ans. En bas, affairé dans la cuisine, son père s’occupe des préparatifs de la fête. Elle peut compter sur lui pour que tout soit parfait, le repas, la décoration, la musique… Rafael connaît les goûts de sa fille et son sens de la mise en scène est sans faille. La soirée promet d’être longue et animée. La grande table devrait être dressée sous le magnolia en fleurs mais les nuages deviennent si menaçants qu’il faudra sans doute se contenter de la véranda. Inquiets, les oiseaux, dont le gazouillement frénétique emplissait jusque là les buissons, ont fini par se taire et par céder la place aux notes allègres de Benny Goodman qui montent du salon, mêlées au parfum safrané de la paëlla en train de mijoter. Tant que son père n’aura pas quitté la maison pour se rendre à son spectacle, le swing et le jazz continueront à faire vibrer les murs fatigués de la villa. Lisa ferme les yeux. Complice de la rêverie, la musique la ramène encore au Barrage. Et si on jouait plutôt « Ramona[2] » ? s’amuse-t-elle à penser. Elle aurait bien dansé avec Joseph[3] sur l’air de « Ramona », dans le bungalow perdu au bout de la piste, du côté de Ram[4]. Tiens ? Ram, Ramona – elle vient de faire le rapprochement – c’est marrant, même si ça n’a sans doute aucun rapport. Décidément, contrairement à Suzanne à la fin du roman de Duras, elle a bien du mal à quitter les rivages saturés de sel du Pacifique.
Cette fête d’anniversaire, ce n’était pas son idée. Elle aurait préféré quelque chose de plus intime. Ça faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas retrouvés tous les trois autour d’un bon repas, elle, son père et Axel. Un repas d’anniversaire, c’était pourtant le prétexte idéal pour ramener autour de la table familiale un fils à la dérive, pour parler, écouter, rire, se fâcher, se confier, se comprendre. Mais tous les trois autour d’une paëlla, ce n’était pas compatible avec le théâtre, alors Rafael avait eu l’idée de cette fête. Non, pas Rafael. Cette fête d’anniversaire, finalement, c’était l’idée de Camille, un moyen pour elle de s’incruster dans la famille.
« Tu veux boire quelque chose, ma chérie ? »
Elle tourna lentement la tête vers son père qui se tenait dans l’embrasure de la porte-fenêtre, un verre à la main.
« Merci papa, mais je n’ai pas soif.
— Tu es sûre ? Dommage. Camille a préparé une sangria. J’aurais bien aimé que tu la goûtes pour me donner ton avis. Trop sucrée ? Pas assez ? Est-ce qu’il faudrait rajouter un peu de Cointreau ? un peu de vanille ? un peu de cannelle ?
— Je n’ai pas soif. »
Il n’y avait aucune animosité dans la voix de Lisa mais Rafael savait très bien ce que cachait ce refus. Il fit mine de ne pas remarquer le joint que, pour la forme, elle avait dissimulé derrière un coussin. Il se doutait qu’elle fumait de l’herbe en douce – Comme tout le monde, se disait-il. Ce n’était pas bien méchant et, de toute façon, sa fille était majeure. Qu’elle refuse de goûter la sangria le contrariait davantage mais il n’en montra rien.
« Bon… tant pis. Si, à force de boire tout seul, je suis soûl avant le spectacle et que je me fais siffler, ce sera ta faute », plaisanta-t-il.
Comme Lisa avait détourné la tête et restait silencieuse, il préféra ne pas insister et se retira sans rien ajouter.

« Alors ? Comment elle la trouve ? demanda Camille à Rafael qui revenait dans la cuisine.
— Elle n’a pas soif », répondit-il sur un ton détaché qui ne parvenait pas à cacher son dépit.
Il se planta devant la porte ouverte sur le jardin et regarda pensivement les grosses gouttes qui commençaient à s’écraser sur les dalles en terre cuite. Il porta le verre à ses lèvres et avala son contenu d’une traite. Camille délaissa le poivron qu’elle coupait en fines lamelles, rinça son couteau et se servit du vin à son tour. Les yeux rivés dans le dos de Rafael, elle but à longues gorgées et aspira bruyamment la dernière goutte avant de reposer le verre qui claqua sur la faïence de l’évier.
« Personnellement, je la trouve parfaite », dit-elle avec mauvaise humeur, sans quitter des yeux le dos de l’homme à contre-jour dans l’encadrement de la porte.
Rafael se retourna vers elle, l’air étonné :
« Ah bon ? Tu ne la trouves pas un peu trop sucrée ? »
La jeune femme haussa les épaules, rejeta en arrière la mèche blonde qui lui barrait le front et, sans prendre la peine de répondre, se mit à enfiler sur des cure-dents les morceaux de légumes et de fromage qu’elle avait préalablement découpés. En se concentrant sur sa tâche, elle parviendrait à retenir l’aigreur qu’elle sentait remonter au bord de ses lèvres et qu’elle préférait ne pas vomir à la face de son amant. Rafael… l’archange, l’artiste, l’enchanteur, le rêveur, son amant… Le mot était doux sur la langue, aidait à faire passer l’amertume, alors Camille prit le temps de le sucer comme une dragée de communion. Pendant qu’elle préparait les amuse-bouche pour l’apéritif, elle imaginait Lisa lovée paresseusement sur son lit, un bouquin à la main, fuyant dans la fiction les contrariétés du réel, comme à son habitude. Elle soupira. Maintenant que l’heure approchait, elle regrettait de s’être impliquée avec autant d’enthousiasme dans l’organisation de cette foutue fête. Quelle idée elle avait eue en proposant d’inviter toute la bande ! Certes, Lisa n’avait rien dit aux autres à propos d’elle et de Rafael. Après la violente dispute qui les avait opposées toutes les deux, la diva avait opté pour le silence et le mépris, pour la guerre froide. Mais Axel ? Pouvait-elle espérer une seconde qu’Axel résiste au plaisir pervers de claironner que la meilleure amie de sa sœur couchait désormais avec leur père ? « Merde ! » Camille porta à ses lèvres le bout de son index où la pointe d’un cure-dent venait de laisser un petit rond ensanglanté. C’est vrai, je couche avec lui, je couche avec lui… Le verbe scandaleux tournait en boucle dans son esprit depuis qu’elle l’avait imaginé prononcé par Axel, et ses sonorités crues, excitantes, se mêlaient agréablement au goût métallique du sang. Elle n’en avait pas honte. Au contraire. Malgré ses quarante-cinq ans, Rafael était tellement plus beau, tellement plus intéressant que tous les mecs de vingt ans ! Non, elle n’avait pas honte, sûrement pas ! Mais les autres ne pouvaient pas comprendre et elle n’avait pas envie de lire la réprobation, ou pire, la raillerie dans leurs regards trop sages ou trop cons. Elle n’avait pas envie qu’ils salissent sa belle histoire toute neuve avec leurs sous-entendus ou leurs plaisanteries scabreuses. Franchement, quelle idée elle avait eue avec cette fête d’anniversaire ! Maintenant que l’heure approchait, que Lisa ne daignait pas quitter son donjon, elle aurait tellement préféré accompagner Rafael au théâtre pour assister à la première de L’Oiseau bleu[5] ! Elle avait vu la dernière répétition. Quel enchantement ! Transformée en spectacle de marionnettes, la pièce de Maeterlinck n’avait rien perdu de sa force ni de sa poésie. Rafael était un magicien. Comment Victoria avait-elle pu le quitter ?
« Encore perdue dans tes pensées ? »
Un murmure tendre venait de se glisser dans son oreille. Elle tourna la tête et rencontra le regard oblique du marionnettiste. Tant pis pour Lisa ! Camille arrêta de suçoter le bout de son doigt et se jeta goulûment sur la bouche de son amant.

La pluie n’avait duré que quelques minutes et n’avait pas eu le temps de rafraîchir l’atmosphère. Un timide rayon de soleil se faufilait déjà entre les nuages. Lisa passa sa main sur ses cheveux humides. Elle s’en voulait de ne pas avoir goûté cette maudite sangria. Elle n’avait pas eu l’intention de froisser son père, mais pourquoi se comportait-il constamment comme s’il avait besoin de se faire pardonner ? Qu’il assume la situation sans chercher à obtenir l’approbation de ses enfants ! C’était exaspérant !
Un coup de klaxon la ramena à la réalité de la joyeuse soirée qui s’annonçait. Axel était rentré. Il était temps de sortir de sa léthargie ! Elle écrasa son joint dans le cendrier posé par terre, se leva péniblement et traîna les pieds jusqu’à sa chambre. Elle retira le tee-shirt qu’elle s’était empressée d’enfiler en rentrant de la fac et se contempla dans la grande glace qui couvrait tout un pan de son placard. Elle avait un peu maigri ces derniers temps. Sa silhouette mince se découpait à contre-jour et les traces de pluie faisaient luire sa peau brune et ses longs cheveux noirs. Les ombres dorées du soir effaçaient les imperfections. Elle se trouva belle et sourit à son reflet.
« Encore en train de t’admirer ? »
Lisa sursauta et se retourna brusquement vers son frère, nonchalamment appuyé au chambranle de la porte.
« On ne t’a jamais appris à frapper avant d’entrer ? »
Pour toute réponse, Axel s’approcha d’elle en souriant. Il déposa un léger baiser sur sa joue et, visiblement peu troublé par la nudité de sa sœur, il s’affala sur le lit et s’alluma une cigarette.
« Alors, comment s’est passé ton entretien ? lui demanda Lisa tout en fouillant dans sa penderie, à la recherche de la robe idéale.
— Bof. Pas sûr que je fasse l’affaire. Mais de toute façon, c’est naze, comme job. Tu me vois vendre des photocopieurs à dix mille balles ? »
Ils rigolèrent et, pendant qu’elle faisait coulisser les cintres sur le long tube de métal, il s’amusa à envoyer des ronds de fumée vers le plafond.
« De toute façon, je vais me barrer d’ici pas tard, dit-il au bout d’un moment.
— Qu’est-ce que tu dis de celle-ci ? »
Lisa s’était retournée vers lui, tenant, serrée contre elle, une petite robe noire à bretelles.
« Parfaite. C’est ma préférée. Tu vas être canon ! » répondit-il en laissant glisser ses yeux sombres sur la silhouette gracile qui lui avait de nouveau tourné le dos pour se replonger dans les profondeurs du placard.
« Tu sens la beuh, dit-il en tirant de longues bouffées de sa cigarette.
— Et toi, tu pues la sueur. Tu ferais bien de faire comme moi et d’aller prendre une douche », répliqua Lisa en se faufilant dans sa salle de bain, la robe noire à la main.
Debout sous le puissant jet d’eau froide, elle ferma les yeux et frissonna. Isolée de tout par le bruit de cascade qui bourdonnait à ses oreilles, elle essayait d’échapper à ses pensées troubles. Elle aimait son père, elle aimait Axel, elle aimait Camille aussi… Tout cela aurait pu être si simple…

« Ta sœur n’est toujours pas prête ? » demanda Rafael à son fils qui venait de faire irruption dans la cuisine, en quête d’amuse-gueule.
Le jeune homme haussa les épaules en signe d’ignorance et saisit un grand plateau où s’agglutinaient des toasts colorés. Rafael ne laissa pas le silence s’installer et continua :
« Tu crois qu’elle m’en veut toujours ?
— J’en sais rien. »
Le ton était presque hostile.
« Ce sont peut-être ses partiels qui la stressent ? persista Rafael.
— Ça doit être ça, oui. »
De toute évidence, Axel n’avait pas envie de poursuivre cette conversation. Malgré des relations souvent houleuses, Rafael avait toujours réussi à maintenir un semblant de communication avec son fils mais, depuis quelques temps, il se sentait un peu perdu, un peu dépassé par la situation. Même Lisa s’était éloignée de lui. Il avait beau faire des efforts, sa relation avec Camille avait forcément tout compliqué…
La sonnerie impérieuse du téléphone l’arracha à ce début d’introspection et Axel en profita pour s’éclipser avec les toasts. Rafael décrocha. La voix pressée de Victoria lui mordit l’oreille :
« Ta fille est dans les parages ?
— Pas encore. Elle est comme sa mère, elle aime se faire désirer.
— Tu peux aller la chercher ? Je n’ai pas beaucoup de temps. »
Pas beaucoup de temps… La formule était récurrente dans la bouche de son ex-femme qui, au fil des années, n’avait cessé de réduire la durée des rares coups de téléphone dont elle faisait l’aumône à ses enfants. Rafael posa le combiné en haussant les épaules et sortit dans le couloir sans se presser. Comme il passait devant la porte du salon pour se rendre au premier étage, le tableau animé attira son attention et, tout en restant sur le seuil, un peu en retrait, il observa quelques instants l’échantillon de jeunesse qui s’agitait dans la lumière tamisée de la grande pièce. Il était encore tôt mais ils étaient déjà nombreux et un joyeux brouhaha essayait de rivaliser avec la trompette de Miles Davis. L’anachronisme de la bande-son le fit sourire. Camille, ravissante dans sa petite robe à fleurs, papillonnait d’un invité à l’autre pour servir les premières flûtes de champagne. Malgré le bruit, des bribes de conversation parvenaient jusqu’à lui. Le grand sujet, bien sûr, était l’élection de Jacques Chirac la semaine précédente. Chirac président ! Certains avaient visiblement du mal à avaler la pilule. Ils étaient dans l’émotion.
« "Le bruit et l’odeur"… non mais, sans déconner, comment on peut voter pour Chirac ? »
« La fracture sociale, il n’y croit pas lui-même ! »
« Les Français sont trop cons ! »
« C’est la faute aux abstentionnistes ! »
« C’est plutôt la faute aux Guignols. »
« Si ça avait été Delors en face, Chirac ne serait jamais passé. »
« En flinguant Rocard, Mitterrand a flingué le PS. »
« Jospin était largement devant au premier tour. »
« Oui, mais tu as vu les scores de Balladur et de Le Pen ? La gauche ne pouvait pas passer ! »
« La France est un pays de droite. »
« La France est un pays de merde. »
« Putain, tu te rends compte, le FN est à quinze pour cent ! »
Assis dans le canapé, un grand garçon aux cheveux frisés et aux petites lunettes rondes s’était lancé dans une tirade sur les conséquences désastreuses de la montée du Front National. Il s’agaça quand il s’aperçut que son auditoire préférait rigoler en imitant la marionnette de Chirac aux Guignols de l’Info : « Mangez des pommes ! », « Ça me pique dans le dos », « Tiens ? une crotte qui parle ! », « Putain, deux ans ! ». Rafael ne put s’empêcher de sourire. Finalement, les marionnettes ne plaisaient pas qu’aux enfants ! Que les Guignols aient involontairement aidé Chirac en le rendant sympathique, comme beaucoup dans les médias l’affirmaient, il n’en était pas sûr mais il aimait à le croire.
Son regard s’arrêta un instant sur son fils qui frimait derrière le bar en servant des alcools forts. Même s’il était trop loin pour entendre ce qu’Axel disait, Rafael était sûr, du moins, qu’il ne parlait pas de politique, lui. Axel se foutait pas mal de l’élection de Chirac. Axel se foutait de tout. Il avait lu Proudhon au lycée et s’était prétendu quelques temps anarchiste mais aucune réelle conviction ne l’animait. Il était trop paresseux pour être vraiment révolutionnaire. L’anarchisme, pour lui, consistait surtout à sécher les cours et à fumer des joints en écoutant du reggae avec ses potes. Il aurait dû être plus sévère avec son fils, c’est sûr...
A l’autre bout de la pièce, la perspective de la véranda ouverte sur le jardin approfondissait l’espace et Rafael se sentit soudain à des années lumière de tout ce petit monde. Avec son beau costume et ses quarante ans passés, il n’était de toute évidence pas raccord. Il était temps qu’il s’éclipse pour gagner une autre scène. Il s’apprêtait à quitter les lieux quand un visage rayonnant, au milieu du groupe, se tourna vers lui et stoppa net son mouvement de fuite. Tout en bavardant avec une jeune femme aux cheveux courts qu’il ne connaissait pas, Lisa le regardait. Ses yeux pétillaient déjà sous l’effet du champagne et semblaient tout à fait dépourvus d’animosité. Rafael sourit à sa fille et lui fit signe de le rejoindre. Elle vint vers lui, radieuse, accompagnée de son interlocutrice.
« Je voulais te présenter Samia, lui dit-elle avec un large sourire. Elle est prof au collège de La Reynerie, et comme je lui ai parlé de ton dernier spectacle, elle voudrait savoir si tu envisages de faires des représentations pour les scolaires.
— Lisa m’a dit que vous aviez un programme chargé », continua la jeune femme en serrant presque timidement la main qu’il lui tendait.
Quelques têtes s’étaient tournées vers eux et, aux regards que certaines filles posèrent sur lui, Rafael comprit qu’il était finalement tout à fait raccord. Son sourire s’élargit.
« C’est vrai, le programme est chargé mais L’Antre d’Alcandre[6] a l’habitude de proposer des dates pour les scolaires. Je peux aussi venir dans votre collège s’il y a une salle adéquate. Mais ce ne serait pas avant la rentrée prochaine.
— Oui, bien sûr... Mais comme je suis stagiaire, l’année prochaine, je ne serai sans doute plus dans ce collège, ni même dans l’académie, soupira Samia, que cette perspective, visiblement, n’enchantait guère.
— Comme je vous l’ai dit, il vous reste toujours la possibilité d’amener vos élèves au théâtre.
— C’est vrai, mais… mes Sixième sont assez turbulents et je ne voudrais pas…
— Ne vous inquiétez pas pour ça, je ferai en sorte de les intéresser.
— Ça, je n’en doute pas ! » s’exclama Samia en rougissant aussitôt de cette familiarité.
Flatté, Rafael aurait bien poursuivi un peu ce sympathique dialogue, mais l’heure tournait et, dans L’Antre d’Alcandre, là-bas, rue du Taur, ses pantins n’attendaient plus que lui pour prendre vie.
« Bon… à propos de théâtre, il est temps que j’y aille ! dit-il en se tournant vers sa fille. Au fait, ta mère est au téléphone. Elle est pressée.
— Elle a pensé à mon anniversaire ! » s’exclama Lisa, mi-ironique, mi-étonnée.
Elle avala une dernière gorgée de champagne, laissa sa flûte entre les mains de Samia et quitta prestement le salon. Lorsqu’elle prit le combiné, seule la tonalité du téléphone lui répondit.

Camille se faufila jusqu’au bar en essayant tant bien que mal de ne pas renverser le plateau de flûtes vides qu’elle posa brutalement au milieu des verres de gin fizz préparés par Axel. Elle s’assit à demi sur l’un des hauts tabourets de bois et s’accouda nonchalamment au comptoir, la joue dans le creux de la main, les yeux fixés sur la porte par laquelle Rafael venait de s’éclipser.
« Ça n’a pas l’air d’aller fort. Bois un coup, ça va te faire du bien ! »
Elle prit distraitement le verre qu’Axel lui tendait mais ne le porta pas à ses lèvres. Toute son attention semblait aspirée par le siphon de la porte.
« Il aurait pu me dire qu’il partait ! grogna-t-elle au bout d’un moment.
 — Il a dû penser que ça te gênerait de rouler une pelle à un vieux devant tout le monde. »
Elle ne répondit pas, mais, tout en se mettant à aspirer lentement l’alcool brûlant, elle posa les yeux sur Axel, déjà occupé à servir un autre altéré. C’est ça, fous-toi de ma gueule, connard, pensait-elle, les lèvres crispées sur la petite paille rose. A vrai dire, elle n’était pas sûre qu’Axel soit un connard mais elle préférait le penser. C’était confortable et ça lui évitait de chercher à savoir pourquoi il l’avait toujours mise si mal à l’aise. Ils se côtoyaient depuis l’école primaire, pourtant, à chaque fois qu’elle le voyait, elle avait l’impression d’avoir affaire à un étranger. Comme ils ne parvenaient pas à se comprendre, le seul registre qui avait fini par s’installer entre eux était l’ironie, une ironie grinçante, malsaine, voire franchement hostile, et cela bien avant son histoire avec Rafael. Tout en buvant, elle l’observait du coin de l’œil. Il avait l’air de l’avoir oubliée – tant mieux ! – et plaisantait avec Yann et Quentin, ses deux compères, qui n’avaient pas quitté le bar depuis leur arrivée. Axel était le portrait craché de son père, c’en était troublant, mais, paradoxalement, il lui ressemblait si peu ! Elle sentait le liquide acidulé s’insinuer doucement dans ses veines et embrumer peu à peu son cerveau.
Rafael était parti mais personne n’avait songé à changer la musique et, sur l’air d’Ascenseur pour l’échafaud[7] qui – heureuse coïncidence – accompagnait parfaitement sa mélancolie, la joue toujours posée dans le creux de sa main, Camille scrutait désormais le visage d’Axel, essayant de déterminer ce qu’il pouvait y avoir de si déplaisant dans des traits si délicats. Ce pli moqueur à la commissure des lèvres, peut-être ? Ou bien cette lueur farouche tapie au fond des prunelles noires ? Les deux, sans doute… Sur le visage de son fils, le sourire lumineux de Rafael s’était dégradé en ricanement et son regard juvénile s’était flétri. Elle en était là de ses réflexions quand elle réalisa que les trois garçons la regardaient en rigolant.
« Qu’est-ce qui vous fait marrer ? demanda-t-elle d’un ton hargneux en reposant son verre sur le bar.
— Vu comme tu me mates depuis tout à l’heure, je me disais qu’on pouvait peut-être monter dans ma chambre tous les deux avant de passer à table », répondit Axel en lui tendant un autre cocktail.
Yann s’esclaffa et Quentin faillit s’étouffer avec son gin fizz.
« Je crois que je préfèrerais coucher avec un lépreux cul-de-jatte plutôt qu’avec toi, dit-elle simplement, avant de porter le verre à ses lèvres, le regard planté dans celui d’Axel.
— Sous tes airs de pucelle catho, t’es une grosse perverse, en fait ! ricana Axel. Remarque, ça ne m’étonne pas… Si ça t’excite, je suis prêt à me faire couper les deux jambes et à choper une MST bien crade. Rien que pour faire chier le vieux ! »
Comme elle se taisait sans se troubler, il se pencha vers elle et, la bouche presque collée contre son oreille, lui susurra :
« Désolé. Tu essayais de faire une vanne et, comme un con, je l’ai prise au premier degré. Je suis vulgaire, parfois… mea culpa ! Je sais que ton truc, c’est plutôt les artistes… Ça tombe bien, moi aussi je suis un poète ! Ecoute, je sais faire des vers : Camille ne sait pas ce qu’elle perd, Je suis un bien meilleur coup que mon père. »
Il se redressa, goguenard :
« C’est dingue, tu es une vraie muse ! »
Axel, lui, était un vrai connard, elle n’avait plus de doute là-dessus.

Assise sur un banc de pierre, dans le jardin, Lisa observait de loin le spectacle de sa jeunesse qui s’installait sous la véranda dans un joyeux chahut. Sur ses genoux, un grand chat noir, roulé en boule, ronronnait en la couvant de ses yeux verts tandis qu’elle le caressait distraitement. Depuis vingt ans, elle fêtait son anniversaire sous cette même véranda, entourée de ces mêmes visages – ou presque. Les années s’étiraient à l’infini derrière elle et elle avait l’impression d’être sans âge, pétrifiée dans un éternel présent. Elle n’avançait pas. Le film de sa vie s’était comme enrayé.
Elle avait accompagné son père jusqu’à sa voiture, puis avait regardé la vieille Coccinelle bleue remonter l’allée jusqu’au pin parasol avant de tourner à gauche, en direction du centre ville. Comme il ne pleuvait toujours pas, malgré les épais nuages qui couvraient les étoiles, elle s’était assise sur ce banc de pierre pour profiter de l’air plus frais du soir et dessoûler un peu. Depuis combien de temps était-elle assise là ? Il faisait maintenant nuit noire et là-bas, dans la cage de verre, Camille s’affairait pour que chacun trouve une place autour de la grande table. Comme personne, pour l’instant, ne semblait se préoccuper de son absence, Lisa suivait du regard les arabesques de la robe à fleurs sous la guirlande électrique. Tout en caressant le grand chat noir, elle essayait, pour la première fois, de réfléchir de manière dépassionnée à ce qui pouvait bien lier Camille et son père. Que Rafael soit séduisant, elle n’en doutait pas. Après le départ de Victoria, il avait trouvé de nombreux bras pour le consoler, jamais les mêmes. Mais à partir de quand le regard de Camille sur son père avait-il changé ? A partir de quand Rafael, de son côté, avait-il vu en Camille une autre personne que l’adolescente qui avait grandi entre leurs murs aux côtés de sa fille ? A partir de quand étaient-ils devenus désirables l’un pour l’autre ? Les imaginer faire l’amour lui donnait la nausée, et pourtant cette image l’obsédait. Ce n’était pas qu’une histoire de cul, bien sûr… Même si elle ne parvenait pas à comprendre, même si ça lui faisait mal, ils avaient l’air amoureux. Non… Penser à tout cela de manière dépassionnée était décidément impossible et elle aurait voulu que là-bas, sous la guirlande électrique de la cage de verre, la robe à fleurs s’enflamme soudain comme une phalène imprudente.
Alors, pour débarrasser ses pensées des images obscènes qui les squattent, elle se raconte une autre histoire, l’histoire qu’elle n’a ni le talent ni l’envie d’écrire ; elle se raconte le roman de Rafael, ce père idéal pour qui le temps compte si peu et qui, malgré les années, ne prend pas une ride. Même lorsque Victoria les a laissés tomber tous les trois pour aller refaire sa vie à Barcelone, sa ville natale, Rafael a gardé cet air juvénile qui charme tout le monde et masque si bien les sentiments. Ceux qui souffrent, qui pleurent, qui se révoltent à sa place, ce sont les personnages de bois et de tissu qu’il fait vivre dans ses spectacles. Caché derrière eux, il transforme sa voix au gré de leurs émotions. Elles ont beaucoup voyagé, ces marionnettes, et elles ont vieilli. Pas lui. Peut-être a-t-il trouvé un mystérieux élixir de jeunesse, là-bas, au Pérou, sur la terre de ses ancêtres ? C’est ce que l’esprit romanesque de Lisa se plait à imaginer. Au retour de ce voyage, en tout cas, son père n’était plus tout à fait le même. Victoria avait fui en Catalogne peu de temps après. Finalement, le roman de Rafael ressemble à sa vie – à moins que ce ne soit l’inverse – mais dans ses pages invisibles, aucun personnage ne porte une robe à fleurs.
Le repas n’avait pas encore commencé et Lisa avait déjà beaucoup trop bu. Les ombres et les senteurs du jardin s’enroulaient autour d’elle et l’étourdissaient. Elle ferma quelques instants les yeux en serrant les paupières, les doigts crispés sur la fourrure du petit fauve qui s’était endormi contre son ventre. Lorsqu’elle les rouvrit, elle vit la silhouette d’Axel se découper en ombre chinoise sur l’écran doré de la fête. Il était debout à la porte de la véranda et regardait dans sa direction. Il était temps de rejoindre le groupe et de s’amuser.

Lorsque Lisa entra, une clameur joviale l’accueillit. Les yeux brillaient et les sourires tremblaient. Le champagne et le gin avaient déjà considérablement troublé l’atmosphère. On ne parlait plus de politique. Une trentaine de flûtes pétillantes s’envolèrent et cliquetèrent gaiement. Lisa trinqua avec joie à leur amitié, à leur jeunesse, à leur santé, à leur réussite à venir, à la paix dans le monde, à tout ce qu’ils voulaient ! Son visage ne portait aucune trace de ses méditations et ne reflétait plus que le bonheur d’être entourée de ses amis. Ils étaient tous là, avec leurs vingt ans. Leurs regards étaient devenus plus graves, leurs sourires plus ambigus et leurs joues s’étaient un peu creusées mais, sous le voile encore ténu des années, on pouvait facilement reconnaître les enfants qui échangeaient des vignettes Panini, jouaient à Action ou Vérité et se goinfraient de cochonneries à chaque goûter d’anniversaire. La voix envoûtante de Cesaria Evora attisant son ivresse, Lisa sentit son cœur se gonfler d’un irrésistible amour pour ces fantômes qui peuplaient sa vie.
L’immense paëlla, que Rafael avait préparée selon la recette de Victoria, trônait au milieu de la table principale d’où elle diffusait ses alléchantes senteurs méditerranéennes. Camille, Yann et Samia assuraient le service. Assis à côté de Lisa, tout près parce qu’il avait fallu se serrer pour faire tenir tout le monde, Quentin ne boudait pas son plaisir et venait de lui offrir le dernier album de Radiohead.
« Il faut absolument que tu écoutes "Street spirit[8]", ce morceau, putain, c’est du pur son, disait-il en lui soufflant dans la figure les bouffées odorantes de son pétard fraîchement roulé.
— Il est aussi bien que "Creep[9]" ?
— C’est différent. "Creep", ça envoie, ça prend aux tripes, tu vois… "Street spirit", c’est plus confidentiel… plus noir, aussi… C’est tellement désespéré, ça va forcément te plaire ! Je maîtrise déjà pas mal le solo de guitare, je pourrais te le jouer. Si ça te dit, bien sûr… »
Elle sourit en essayant de dissiper, d’un geste de la main, le nuage de fumée qui s’était formé entre elle et son assiette.
« Désolé, je t’enfume un peu, s’excusa-t-il en battant l’air d’un geste maladroit.
— Légèrement, en effet. Comment peux-tu fumer autant en mangeant ? Je suis sûre que tu ne sens même pas le goût de la paëlla ! dit-elle en riant.
— Tu te trompes, ça augmente encore la saveur des aliments. C’est magique.
— N’importe quoi ! »
Ils rirent ensemble et Quentin, l’œil allumé, mu par un brusque élan d’affection, embrassa Lisa sur la joue. Tout en reprenant la dégustation de son plat, elle lui jeta un regard faussement offensé et réalisa qu’avec son air un peu maladif, ses yeux gris, sa moue boudeuse et sa tignasse ébouriffée, il avait bizarrement fini par ressembler à Thom Yorke, le chanteur de Radiohead. Elle le lui fit remarquer entre deux bouchées de riz safrané.
« Ah bon ? Tu trouves ? s’étonna-t-il, sans savoir s’il devait se sentir flatté ou non.
— En mieux, bien sûr », s’empressa-t-elle d’ajouter.
Il sourit en aspirant une longue bouffée de cannabis :
« Tu te fous de moi, mais c’est pas grave. Je t’aime quand même.
— Je suis sérieuse ! D’ailleurs j’ai hâte que tu me joues ton morceau. »
Ils rirent de plus belle. Ce n’était pas spécialement drôle mais ils riaient maintenant pour un rien, l’ivresse était joyeuse. Leurs épaules se touchaient, leurs visages étaient tout près mais Quentin ne se faisait aucune illusion sur cette apparente intimité. Il avait accepté depuis longtemps l’idée que Lisa ne coucherait jamais avec lui. En sixième, il lui avait demandé de l’épouser, une demande en bonne et due forme. Pour l’occasion, il lui avait même offert une bague avec une grosse pierre rouge gagnée dans une tirette de la Fête Saint-Michel. Mais, malgré sa mèche bien lissée sur le front, malgré sa chemise blanche et les litres d’Eau Sauvage dont il s’était aspergé, malgré son beau discours soigneusement préparé, malgré la bague à la grosse pierre rouge, elle l’avait éconduit sous prétexte qu’à dix ans, elle n’était pas encore prête à s’engager. Renonçant au suicide sur les conseils de ses copains, il avait finalement choisi d’oublier son chagrin en apprenant la guitare. Les années étaient passées et Quentin se complaisait désormais dans le rôle du nihiliste désabusé, quitte à surjouer parfois un peu. De temps à autre, Lisa et lui se retrouvaient dans la chambre d’Axel pour partager quelques joints et parler poésie, philosophie et pop culture en écoutant, selon leur humeur, Alain Baschung ou du rock post-punk. Ils avaient pleuré ensemble la mort de Kurt Cobain.

Le repas s’étirait. Dans ce moment flottant entre le plat de résistance et le dessert, Camille, munie d’un caméscope, essayait de fixer les images et les sons qui s’évaporaient déjà, comme l’alcool des verres de champagne et de sangria. Elle se promenait dans le salon, la véranda, le jardin, le plus discrètement possible afin que son film paraisse naturel. Sur la petite cassette s’enroulaient les fils du présent. Quand les détails de cette soirée se seraient définitivement dissous dans le passé, il resterait ce film banal, l’instantané d’une génération, celle de petits bourgeois bohèmes des années 1990, une génération sans identité clairement déterminée, ballottée entre chocs pétroliers et fantasmes de l’an deux mille, hantée par le spectre du sida avant même d’avoir pu jouir de la vie. Sur ce monstrueux collage, des visages, des voix, des morceaux de musique, des corps, des gestes, des accents de tous horizons se succèdent et s’emmêlent :
Laurent, Samia, Roberto, Ahmed, Chloé, Sophie… dansant sur « Girls and Boys[10] » de Blur et hurlant le refrain dans un anglais approximatif ;
Christophe et Marie évoquant le génocide rwandais en buvant du champagne, puis s’interrompant pour porter un toast, regard caméra, à la santé de Lisa ;
Axel rechargeant une pipe de marijuana sur l’air de « Love will tear us apart[11] » de Joy Division, puis levant les yeux avec indifférence vers la caméra ;
le large sourire de Yann, le géant martiniquais, qui chantonne : « Apré bèf-la sé ou ! Joyeux anniversaire, Lili mwen ! »
Sophie et Matthew imitant la danse de John Travolta et Uma Thurman dans Pulp Fiction[12] ;
Chloé et Delphine jetant des assiettes et des couverts en plastique dans un grand sac poubelle ;
Pouchkine, le chat, jouant avec une boulette d’aluminium ;
Yola conseillant à David d’aller voir Chungking Express[13], le nouveau film de Wong Kar-Wai, dont l’atmosphère hypnotique l’a subjuguée ; la réponse de David, toujours diplomate, « Le cinéma asiatique, ça m’emmerde » ;
les voix désaccordées de Samia, Delphine et Marie chantant gaiement « On n’a pas tous les jours vingt ans ! » puis se levant précipitamment pour aller danser sur « Bloody Sunday[14] » en entraînant Lisa sur la piste ;
Jean-Philippe et Haruki s’embrouillant au sujet d’une balle litigieuse lors de leur dernier match de tennis ;
David pronostiquant la victoire de Sampras cette année à Roland Garros ;
Sven s’épongeant le front en souriant à la caméra : « Il fait vraiment trop chaud dans ton pays, Lisa, viens en Suède avec moi ! »
Marko et Helena, enlacés dans le canapé, s’embrassant sur les notes de « Tainted Love[15] » sans se soucier de Thomas qui s’exclame en passant : « Il y a des lits pour ça ! » ;
Kathy s’écriant « Tu vas quand même pas boire ça ? » en pointant du doigt l’étrange cocktail phosphorescent que Matthew, debout derrière le bar, vient de se concocter ;
Isabelle et Haruki dansant amoureusement sur « Words[16] » des Christians ;
Sébastien soutenant Mylène, assise sur les marches extérieures, la tête entre les mains : « Je crois que je vais gerber » ;
David et Christophe en désaccord sur la guerre en Croatie ; l’intervention pacifique et inefficace de Chloé : « Eh, les mecs ! vous pouvez pas parler d’autre chose ? » ;
des danseurs hallucinés s’agitant sans rythme ni mesure sur le tube déjanté de Billy Ze Kick, en braillant à chaque refrain : « Mangez-moi ! mangez-moi ! mangez-moi ![17] »
Jean-Philippe enlevant son tee-shirt sous prétexte qu’il a trop chaud et criant du milieu de la piste en exhibant son torse nu : « Vous avez vu les filles, je suis encore mieux foutu qu’Axel ! Qui veut me manger ? » ; les railleries des filles : « Tu rêves ! », « Le tennis, ça suffit pas ! Mets-toi à la muscu et au ju-jitsu, tu seras plus appétissant ! » ;
Pascal, Karim et Haruki devisant sur leur future start-up et s’enthousiasmant sur les possibilités offertes pas Internet, « Ce truc est en train de révolutionner le monde ! » ;
Ahmed poursuivant Pouchkine dans le jardin, trébuchant et se rattrapant de justesse – « Il est con, ce chat ! » – sous les rires moqueurs de Sophie, Marko et Helena.
Isabelle et Marie tentant de réconforter Anthony qui déprime, le nez dans son verre de sangria : « Je me suis complètement planté à l’épreuve de sociologie politique, j’aurai jamais mon DEUG » ;
Lisa rassurant Pouchkine, qui, blotti dans ses bras, encore hérissé, lance des regards apeurés alentour ;
Roberto se réjouissant de la victoire assurée de la Juventus au championnat d’Italie et s’agaçant lorsque Karim lui fait remarquer, non sans malice, que la Lazio n’est pas très loin au classement ;
Lisa accueillant Adjoua qui vient d’arriver, les bras encombrés d’un énorme panier de victuailles : « Ta mère est folle, il ne fallait pas ! C’est trop gentil ! Merci ! Tu l’embrasseras de ma part ! »
Christophe interpelant Axel, en train de servir un verre de champagne à Adjoua : « Ton père, il en pense quoi, de la réélection de Fujimori à la présidence du Pérou ? » ; Axel souriant à Adjoua : « Tu vois, lui, c’est le boute-en-train de la soirée. Sans lui, l’ambiance est foutue ! » ; le rire d’Adjoua ;
Antoine, avachi dans un large fauteuil, comptant sur ses doigts en feignant l’exaspération : « Putain ! Italie, Japon, Maroc, Espagne, Suède, Angleterre, Syrie, Allemagne… et maintenant l’Afrique qui débarque ! C’est quoi ce bordel ? On n’est plus chez nous en France ! Heureusement que, dans sept ans, quand il sera enfin élu, Jean-Marie va faire un peu le ménage ! »
Adjoua protestant de sa voix de contralto : « L’Afrique est un continent, crétin ! Mon pays, c’est la Côte d’Ivoire ! » ;
les doigts d’honneur de Matthew, Helena, Marko, Ahmed et Yola à destination d’Antoine qui se marre ;
Axel proposant en tirant sur sa pipe : « Depuis le temps qu’on a tous envie de baiser les uns avec les autres, si on en profitait pour faire une grosse partouze internationale ? » ; proposition validée avec enthousiasme par Quentin, Yann et Marko mais rejetée par la majorité ; dépit de Yann, « bande d’hypocrites ! » ;
des éclats de rire ;
Thomas se roulant un joint et hurlant « Les Cure, y a que ça de vrai ! » tandis que passe « Just like heaven[18] » ;
Samia apportant un énorme gâteau sur lequel tremblent vingt bougies ;
travelling vacillant sur les fêtards qui chantent en chœur ;
Lisa soufflant les bougies, puis s’inquiétant de la cire qui a coulé sur les décorations en nougatine ;
Delphine qui, apercevant la caméra au moment où elle vient d’engloutir une énorme bouchée de gâteau, essaie de mâcher le plus élégamment possible mais manque de s’étouffer de rire ;
Isabelle et Anthony faisant des photos, de petits éclairs blancs dans le clair-obscur du tableau.
Lambeaux d’instants fugaces et dérisoires voués à nourrir la nostalgie.
Un échantillon de vie en conserve.

Par-dessus les assiettes colorées, Camille, Delphine et Lisa avaient engagé une conversation passionnante sur « les bienfaits du cannabis » avec Quentin, qui, particulièrement en verve, essayait de les persuader de goûter le space cake qu’il avait préparé pour l’occasion. Les filles riaient mais se laissaient difficilement convaincre, ce qui obligeait Quentin à déployer des trésors de mauvaise foi. Axel, lui, n’avait pas besoin d’être convaincu pour mordre à belles dents dans le fruit défendu en fumant comme un pompier. Il était déjà défoncé quand sa copine était arrivée, tard car elle travaillait dans un fast-food après les cours.
Lisa, peu à peu, avait perdu le fil de la conversation qui retenait jusque là son esprit vagabond. Tout en faisant mine d’écouter ses voisins, elle regardait maintenant l’étrange couple que formaient Adjoua et son frère, de l’autre côté de la table. La grande fille noire, voluptueusement assise sur les genoux d’Axel, l’embrassait à pleine bouche tandis qu’il lui caressait la nuque. Quentin parlait, Camille et Delphine riaient, tous buvaient... et Lisa ne parvenait plus à détacher les yeux de cette nuque frissonnante où moutonnaient quelques mèches échappées du chignon serré dans lequel Adjoua avait tenté de dompter sa capricieuse chevelure. La caresse était électrique, animale. Le jaguar et la panthère, pensa Lisa, un peu troublée, un peu honteuse aussi de n’avoir que des clichés exotiques à l’esprit en présence de la belle Ivoirienne. Mais des vers de Baudelaire, de Leconte de Lisle, de Senghor traversent aussi les effluves de cannabis et les brumes du cerveau encombré de métaphores de l’étudiante en Lettres, tandis qu’elle se laisse bercer par l’image hypnotique des doigts d’Axel sur la nuque d’Adjoua.
Sous les noirs acajous, les lianes en fleurs…
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde…
Tam-tam tendu sous les doigts du vainqueur…
Un souffle rauque et bref…
Infinis bercements du loisir embaumé…
A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux[19]
La beauté des mots des autres pour pallier l’insuffisance des siens.
Mais Lisa se raidit soudain. Ses yeux viennent de rencontrer ceux d’Axel, rivés sur elle, en embuscade derrière la chevelure d’Adjoua. Le regard noir a brutalement transpercé tous les voiles : fumée, ivresse, rêverie poétique… Ce qu’elle lit dans ce regard est interdit, elle le sait. Pourtant elle ne détourne pas la tête. Le fil de la conversation est définitivement rompu. Le seul fil qui reste est ce lien obscur tendu au-dessus du chaos des assiettes. Tam-tam des versets de Senghor, tam-tam des basses faisant vibrer les enceintes, tam-tam du cœur dont le rythme s’emballe, tout vibre, tout vacille autour de Lisa. Alors, pour ne pas sombrer, elle s’accroche au regard farouche qui la retient au bord du précipice. A moins qu’il ne l’y entraîne. Cet enchaînement de scènes, de dialogues, d’impressions et de pensées troubles avait donc pour seule visée cet instant précis où, par-dessus la nappe blanche sur laquelle des gobelets de sangria renversés bavent de petites auréoles pourpres, par-dessus l’épaule nue d’Adjoua, par-dessus toutes les lois morales, les regards du frère et de la sœur se harponnent sans pudeur ?
Non, ça ne peut pas être aussi simple, il y a forcément autre chose.
Une main sur son épaule. Le sourire bienveillant de Camille. « Il est temps d’ouvrir tes cadeaux ! » Oui, les cadeaux, bien sûr ! Il y en a beaucoup. C’est sa fête d’anniversaire, elle l’avait presque oublié.

Comme l’orage ne se décidait pas à éclater, on avait ouvert en grand toutes les baies de la véranda et une nuée d’insectes virevoltaient autour des lampes et des photophores. Le dernier paquet ne portait pas de message. Comme la plupart des autres cadeaux, il avait été déposé devant Lisa et attendait sagement d’être déballé. Il s’agissait vraisemblablement d’un livre de grand format, une anthologie ou un album de bande dessinée, enveloppé dans un papier doré un peu clinquant, un peu kitch. Les doigts de Lisa tremblaient légèrement tandis qu’elle le débarrassait de son habit de lumière, non sous l’effet de l’émotion mais parce que l’ivresse rendait chaque geste incertain. Autour d’elle, les autres jacassaient, riaient, chantaient. On avait encore monté le volume de la chaîne stéréo et, sous les lampions en papier accrochés aux branches les plus basses du magnolia, un groupe d’infatigables danseurs pogotaient joyeusement sur les rythmes enragés des Clash et de la Mano Negra.
Les morceaux de scotch du paquet doré cédèrent les uns après les autres et, tout le monde étant occupé, personne ne remarqua la légère pâleur de Lisa au moment où elle découvrit le titre inscrit en lettres d’or sur la couverture cartonnée de l’épais manuscrit qui venait d’apparaître. L’étrange spectre, surgi de son enfance et se prélassant dans son écrin de papier froissé, plongea Lisa dans une profonde rêverie. Graine de Soleil… Vers l’âge de dix ans, inspirée par la série animée Les Mystérieuses cités d’or[20] qui, au début des années 1980, avait enchanté ses mercredis après-midi, Lisa avait commencé la rédaction de ce roman fleuve et ne l’avait jamais terminée, son héros s’étant perdu en route dans les méandres de l’adolescence et des labyrinthes incas. C’était, objectivement, très mauvais. Malgré sa ferveur enfantine, elle en avait sans doute déjà conscience en écrivant puisqu’elle avait toujours obstinément refusé de livrer son œuvre en pâture aux lecteurs. Elle n’aurait pas supporté les moqueries de son grand frère ni l’affectueuse condescendance de son père. A treize ans, lucide et lassée de ces aventures, elle avait fini par laisser tomber et la dizaine de cahiers abandonnés dormaient depuis dans une vieille malle au fond du grenier. Le tremblement de ses mains s’accentua lorsqu’elle tourna la première page. Elle resta quelques secondes sans bouger, comme absente, le regard un peu vide, vide comme la première page et toutes celles qui suivaient. A quoi cela rimait-il ? Qui s’était ainsi donné la peine d’exhumer ce titre poussiéreux d’un passé sans intérêt, pour n’en tirer finalement qu’un amas de pages blanches soigneusement reliées ? C’était aussi absurde que troublant. Elle pensa très vite à Axel.
Malgré l’ouverture des baies vitrées, l’air était toujours aussi étouffant. Elle essuya du bout des doigts la sueur qui perlait sur son front et, sans oser se lever de sa chaise, de crainte d’avoir le tournis, elle regarda alentour, espérant que son frère se manifesterait. Mais Axel et Adjoua avaient disparu depuis un bon moment déjà et elle se doutait bien de ce qui les occupait au premier étage.
« Ça va, Lili, tu te sens bien ? lui demanda Camille en s’asseyant à côté d’elle.
— Ça va. Il faudrait juste que je prenne un peu l’air, mais, si je me lève maintenant, je crois que je vais tomber…
— C’est vrai qu’on a un peu chargé, ce soir ! plaisanta Camille en jetant les yeux sur le dernier cadeau gisant parmi les miettes et les assiettes sales. – C’est quoi, ce truc ? »
La question était posée sur le ton léger de la simple curiosité, mais Lisa sentait monter peu à peu en elle une colère sourde qu’elle ne parvenait pas à réfréner.
« Une connerie, répondit-elle, agacée, tandis que Camille avait pris le manuscrit et commençait à le feuilleter.
— C’est bizarre, il n’y a rien d’écrit !
— Bien vu, Sherlock ! » ricana Lisa en lui prenant le paquet des mains pour le reposer sur la table avec un geste de dégoût.
Camille l’observa quelques instants en silence. Lisa, comme souvent, n’avait pas envie de parler ; les yeux rivés sur l’épais feuillet, elle semblait avoir déjà oublié sa présence. L’ivresse tremblait dans son regard et elle mordillait nerveusement sa lèvre inférieure. A quoi pensait-elle ? Camille cherchait les mots adéquats, ne les trouvait pas et s’irritait de laisser filer, par excès d’alcool et par manque de répartie, l’occasion du dialogue qui aurait pu les réconcilier. Heureusement, son corps finit par parler à sa place ; sans réfléchir, elle passa un bras protecteur autour des épaules de Lisa et inclina sa tête contre la sienne. Elle entendit alors, prononcé dans un souffle, le mot « profanation », mot insolite qui eut le mérite de relancer une conversation sur le point d’avorter.
« De quoi parles-tu ? De ce cahier ? C’est ça, la "profanation" ? La profanation de quoi ? C’est quoi, Graine de Soleil ? Qui t’a offert ce cadeau zarbi ? »
Cette avalanche de questions sortit Lisa de son étrange torpeur et lui arracha un vague sourire :
« Graine de Soleil, c’est comme ces pages, c’est du vide, du rien, du vent.
— Le vent, c’est bien pour une graine, non ? C’est ce qui lui permet de voyager jusqu’à l’endroit où elle va enfin pouvoir se poser et germer…
— Merci pour la poésie de cette réplique, j’apprécie la métaphore filée », ironisa Lisa sans la regarder.
Camille soupira. Avec Axel, elle avait définitivement renoncé à un autre mode de communication que le sarcasme, mais elle ne pouvait accepter l’idée que l’ironie soit aussi désormais le registre exclusif de ses dialogues avec Lisa. L’alcool exacerbant les émotions, elle avait envie de hurler à la seule pensée qu’il n’existerait jamais plus entre elles que ces formules railleuses qui pétrifiaient, à la fin, tous les sentiments. Elle fit donc taire sa susceptibilité et opta pour le ton de la plaisanterie :
« Je pensais que l’image te plairait. Mais bon… je ne dois pas être à la hauteur de Victor Hugo. En tout cas, tu n’as pas répondu à mes questions… »
Lisa haussa légèrement les épaules et, tout en suivant du bout de l’index les arabesques du titre d’or, répondit avec une certaine lassitude :
« Quelqu’un – mon frère, sans doute… ou peut-être mon père… j’en sais rien… je m’en fous… – a voulu me rappeler un vieux rêve… et m’inciter à reprendre l’écriture de ce chef-œuvre en m’offrant des pages blanches. Il faudrait sans doute que j’apprécie la subtilité du message, tu vois ? »
L’ironie avait sans transition laissé place à l’autodérision et, assourdie par le tambour des basses, Camille avait du mal à suivre le propos décousu de Lisa. Elle ne voyait pas très bien la subtilité de tout cela et, à vrai dire, elle s’en fichait un peu, mais elle appréciait ce moment de trêve et comptait bien le prolonger en feignant d’être intéressée par cette histoire de manuscrit.
« Graine de Soleil, c’est un truc que tu écris ? » persévéra-t-elle.
Lisa haussa de nouveau les épaules avec une moue de mépris.
« Non. C’est rien, je te dis. Juste des conneries. "Bullshit", comme dirait Matthew !
— Si c’est des conneries, pourquoi tu as parlé de "profanation" ? En général, on ne profane que ce qui est sacré, non ? »
Les flammes tremblantes des photophores firent passer dans les yeux de Lisa une lueur farouche :
« Ouais, c’est une profanation, parfaitement ! répondit-elle en regardant fixement Camille. Ce manuscrit, c’est un truc mort, enterré, et je n’ai pas envie qu’on vienne m’emmerder dix ans après en sortant le macchabé de sa tombe et en me l’agitant sous le nez quand je fais la fête avec mes potes !
— Côté métaphore filée, tu n’as rien à m’envier ! » ironisa à son tour Camille.
Lisa, après quelques secondes d’un silence surpris, éclata de rire :
« C’est bon, tu marques un point ! »
Heureuse d’être revenue à un peu plus de légèreté, Camille rit de bon cœur avec elle, mais elle sentait bien que son amie regrettait déjà de s’être ainsi confiée. Comme Lisa s’apprêtait à se lever sous prétexte d’aller danser, elle la retint par la main :
« Sincèrement, je ne crois pas que ce soit une idée de Rafael. S’il souhaitait que tu te remettes à écrire, il te l’aurait dit, tout simplement. Il n’aurait pas eu besoin de cette mise en scène. Quant à Axel, franchement, tu crois que ce genre d’idée lui viendrait à l’esprit ? »
Lisa se dégagea doucement mais ne quitta pas sa chaise. C’était pénible à admettre, mais Camille avait raison. Une autre pensée germa alors peu à peu dans son esprit confus et un étrange sourire se dessina sous ses pommettes arrogantes :
« C’est peut-être toi, alors ?
— Moi ? s’exclama Camille, interloquée par son regard inquisiteur. Drôle d’idée ! Pourquoi j’aurais pensé à ça ? Je me fous bien de ce que tu écris ou pas ! De toute façon, tu n’as jamais daigné me lire une ligne de tes histoires !
— Je n’ai jamais rien lu à personne », répondit Lisa d’une voix sourde.
Camille soupira.
« C’est peut-être une idée de ta mère. Elle a toujours été assez fantasque, non ? »
L’évocation de Victoria sembla irriter Lisa qui balaya aussitôt cette hypothèse :
« Ma mère n’en a rien à foutre de moi ! »
Camille ne chercha pas à argumenter. Elle se sentait fatiguée tout à coup. Finalement, les états d’âme de Lisa lui importaient peu. Celle-ci s’était toujours conduite comme une petite fille gâtée, vénérée par son père qui portait son divorce comme une croix. A vingt ans, elle n’avait pas changé. Egocentrique, fière, capricieuse, elle laissait tomber sur tous ceux qui l’entouraient et qui l’aimaient le même regard hautain et glacé que la fillette déçue par ses cadeaux d’anniversaire. Camille n’avait jamais compris ce qui, depuis l’école primaire, l’avait liée à Lisa. Pourtant cette amitié était profonde et elle souffrait de la voir se décomposer ainsi, inéluctablement. Elle pensa à Rafael, dont le spectacle devait être terminé depuis longtemps déjà et qui n’était toujours pas rentré. Sans doute était-il allé boire un verre à L’Avant Scène pour prolonger la soirée avec ses amis. Il lui manquait. Elle se leva la première et, avant de s’éloigner, posa sur l’épaule de Lisa une main qui se voulait réconfortante :
« Ne te prends pas la tête avec ce manuscrit. Dis-toi que c’est une sorte de jeu de piste, de chasse au trésor. Suis le fil, c’est peut-être une aventure qui commence… Finalement, c’est un cadeau très romanesque ! »
Camille plaisantait, pourtant ses paroles laissèrent son amie rêveuse. Lisa s’accouda à la table et, la tête tournée vers le jardin, le menton dans la paume de la main, elle regarda sans les voir les silhouettes qui s’agitaient sous un ciel plus immobile qu’une toile de théâtre. Samia, puis Haruki, essayèrent tour à tour de l’entraîner sur la piste extérieure. Elle leur promit de les rejoindre un peu plus tard, quand son étourdissement serait passé. Pour l’heure, un autre film, tout intérieur cette fois-ci, faisait écran entre elle et les danseurs, la ramenant une semaine en arrière.
Sur ce film, un nouveau visage apparaît. Les traits sont réguliers, le regard clair, le sourire franc. Ces traits, que les autres ne connaissent pas encore, sont ceux de Clément. Lisa et lui se sont rencontrés en se heurtant de plein fouet, par inadvertance, alors qu’ils exploraient les étroites allées de la bibliothèque universitaire du Mirail. Une rencontre due à un brutal, certes, mais heureux hasard, comme souvent dans les romans… Cette pensée la fait sourire. Faute d’être écrivain, devenir un personnage de roman lui semble une alternative acceptable. Le manuscrit vierge est un élément déclencheur, c’est sûr, mais le fil de l’intrigue a peut-être commencé à se dérouler ce jour-là, dans le labyrinthe de la BU… Pourquoi cela ne lui est-il pas immédiatement venu à l’esprit en découvrant son dernier cadeau ? Voilà ce qu’elle ne parvient pas à comprendre. L’alcool et l’herbe lui ont vraiment embrouillé le cerveau ! Il est temps de rembobiner et de se repasser le film de cette rencontre.
Sous le choc, Lisa avait fait tomber ses livres et le grand garçon les avait aussitôt ramassés en s’excusant. Ils s’étaient souri, un peu embarrassés, avaient échangé quelques mots puis avaient fini par s’asseoir à la même table pour travailler. Lisa avait aussitôt remarqué l’ouvrage dans lequel s’était plongé celui dont elle ignorait encore le nom.
« Tu t’intéresses à l’art inca ? » lui avait-elle alors demandé.
Il l’avait regardée en souriant, pensant sans doute qu’elle cherchait un prétexte pour nouer la conversation, ce qui n’avait pas eu l’air de lui déplaire.
Accoudée à la table, le menton dans la paume de la main, le regard dans le vide, Lisa essaye de se remémorer les détails de ce dialogue en sourdine. Elle entend la voix chaude de Clément lui répondre :
« Oui. Pour plusieurs raisons, je m’intéresse en effet à l’art inca. Tu connais le bouquin d’Henri Stierlin[21] ?
— Je l’ai lu, oui. »
Elle se souvient de son air étonné :
« Toi aussi, tu t’intéresses aux Incas ?
— Pas vraiment, non. Enfin… plus maintenant… mais quand j’étais petite, j’étais incollable sur le sujet.
— Je vois… l’effet Cités d’or ! » avait-il dit, visiblement amusé.
Elle n’avait pas montré que cette remarque condescendante l’avait vexée, mais c’est à partir de là qu’elle avait commencé à faire la maligne.
« Peut-être, oui, mais pas seulement. En fait, ma grand-mère paternelle était quechua », avait-elle répondu.
Ça l’avait mouché.
Comme leur conversation commençait à attirer les regards irrités de leurs voisins, ils avaient choisi de la poursuivre au Shylock, l’un des cafés qui jouxtaient l’enceinte austère de l’université. Assis à l’une des rares tables encore libres, dans un coin enfumé, ils avaient commandé un thé à la menthe qui leur avait brûlé la langue.
« D’abord assommés, puis ébouillantés ! On se souviendra de cette rencontre ! » avait plaisanté Clément.
Là encore, Lisa essaie de se souvenir des paroles exactes mais le discours direct lui échappe. Cela l’agace d’autant plus que la voix de Clément est belle et qu’elle aimerait en retrouver le timbre et les modulations. Mais elle n’entend plus qu’une voix, celle de la narratrice, la sienne, incapable de restituer le charme et la saveur de ces premières répliques. Il ne lui reste plus en mémoire que quelques gestes et un fatras d’informations. Elle se revoit accepter la cigarette que Clément lui offre et fumer avec lui. Elle revoit son sourire et la fumée qui s’échappe d’entre ses lèvres pendant qu’il parle.
L’origine quechua de son père avait ouvert le coffre aux merveilles et Clément, apparemment captivé, l’avait écoutée parler de sa famille, de sa passion enfantine pour les civilisations précolombiennes, des histoires qu’elle inventait alors. Lui-même était doctorant et, depuis deux ans, préparait une thèse d’histoire sur « l’importance de la dynamique culturelle dans la construction de l’empire inca ». Elle lui avait dit qu’il ressemblait plus à un ailier du Stade Toulousain qu’à un thésard du Mirail, ce qui avait fait rire Clément qui jouait en effet au rugby quand il parvenait à en trouver le temps. Sans entrer dans les détails, il lui avait expliqué la problématique et la démarche qui orientaient ses recherches, et Lisa, avec ses fictions puériles, s’était sentie un peu ridicule. Elle l’avait observé attentivement mais elle n’était pas parvenue à déterminer s’il s’intéressait réellement à ce qu’elle lui avait raconté ou s’il faisait semblant parce qu’elle lui plaisait, ce qui, après tout, était une raison suffisante. Il lui plaisait aussi. Dès le choc de leur rencontre, quand, en frottant son front endolori, elle avait levé des yeux furieux sur lui, prête à protester, elle s’était sentie décontenancée par le sourire charmant et les excuses embarrassées de ce grand garçon aux yeux clairs.
Ils avaient parlé longtemps dans l’atmosphère enfumée du Shylock. Depuis, ils s’étaient revus deux fois, rapidement, pour déjeuner ensemble à la cafétéria. La deuxième fois, avant de se lever pour repartir en cours, Clément s’était penché au-dessus de la petite table en formica et l’avait embrassée. Un long baiser au délicieux goût de café. « Je crois que nous étions vraiment faits pour nous rencontrer », lui avait-il dit en souriant. Tout en terminant tranquillement son expresso, elle l’avait regardé quitter le Resto’U, son sac de toile jeté sur l’épaule à la manière d’un matelot. Elle le trouvait vraiment très beau.
Voilà où ils en étaient trois jours avant la fête d’anniversaire.

Clément ne fait pas encore partie de sa vie. Il lui semble désormais un peu irréel, trop grand, trop beau, trop intelligent, trop mûr… Elle essaie de se rappeler les détails de son apparence mais, tout comme les paroles, ils se brouillent, s’estompent, et il ne lui reste plus de son portrait qu’une vague esquisse aux adjectifs plats, une sorte d’exercice de grammaire pour écoliers : des yeux clairs, un sourire charmant, une voix chaude, une silhouette athlétique… rien qui puisse rendre concrète la présence de ce personnage. Clément n’est encore, ou n’est déjà plus, qu’un mirage. S’échappant des enceintes, la voix envoûtante et torturée de Beth Gibbons, la chanteuse du groupe Portishead, s’immisce dans le cinéma intime de Lisa et la ramène peu à peu au présent de la fête. Elle essaie alors d’imaginer Clément au milieu de ses amis, sous les guirlandes du magnolia. En vain. Les deux mondes ne sont pas encore compatibles et la seule silhouette qui finit par se détacher du reste du groupe pour venir jusqu’à Lisa et l’attraper par la main est celle d’Axel, miraculeusement réapparu parmi les danseurs.





[1] Roman de Marguerite Duras publié en 1950.
[2] Chanson de Gilbert Wolfe traduite et adaptée en français par Saint-Granier, Jean Le Seyeux et Albert Willemetz, créée en 1927 par Saint-Granier et citée par Marguerite Duras dans Un barrage contre le Pacifique.
[3] Suzanne, âgée de dix-sept ans, et son frère Joseph, de trois ans son aîné, sont deux personnages essentiels du roman de Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, inspiré de la jeunesse de l’auteure dont Suzanne est le double.
[4] Abréviation de Réam, ville d’Indochine et de l’actuel Cambodge près de laquelle habite la famille de Suzanne dans le roman de Marguerite Duras.
[5] André Maeterlinck, L’Oiseau bleu, pièce de théâtre en six actes et douze tableaux écrite en 1908, créée en France le 2 mars 1911 au théâtre Réjane.
[6] Alcandre : nom du magicien, double du dramaturge, dans la pièce de Corneille, L’Illusion comique (1636).
[7] Film de Louis Malle sorti en 1958, tiré du roman de Noël Calef paru en 1956. L’album Ascenseur pour l’échafaud reprend la bande originale réalisée par Miles Davis, Fontana, 1957.
[8] Radiohead, « Street sprit » (4’12), Thom Yorke, extrait de l’album The Bends, Parlophone, 1995.
[9] Radiohead, « Creep » (3’59), Thom Yorke, extrait de l’album Pablo Honey, Parlophone, 1993.
[10] Blur, « Girls and Boys » (4’20), Damon Albarn/ Blur, extrait de l’album Parklife, Parlophone/ EMI/ Food, 1994.
[11] Joy Division, « Love will tear us apart » (3’18), Ian Curtis/ Peter Hook/ Stephen Morris/ Bernard Summer, Factory, 1980.
[12] Quentin Tarantino, Pulp Fiction, Jersey Films/ A Band Apart, 1994.
[13] Wong Kar-Wai, Chungking Express, Ocean Shores Video/ Miramax Films/ Rolling Thunder Pictures, 1994.
[14] U2, « Sunday Bloody Sunday » (4’38), The Edge/ Bono, extrait de l’album War, Island Records, 1983.
[15] Chanson composée par Ed Cobb du groupe The Four Preps, interprétée en 1964 par Gloria Jones ; sa popularité vient de sa reprise par le groupe britannique Soft Cell sur l’album Non-Stop Erotic Cabaret, Some Bizzare, 1981. C’est cette version sur laquelle dansent (et s’embrassent) les personnages en 1995.
[16] The Christians, « Words » (« Les Mots », 5’26), Henry Priestman/ Sean Ó Riada, extrait de l’album Colour, Island Records,1989.
[17] Billy Ze Kick et les Gamins en Folie, « Mangez-moi ! Mangez-moi ! » (3’46), Billy Ze Kick/ Monsieur Bing, extrait de l’album Billy Ze Kick et les Gamins en Folie, Mercury/ Shaman, 1994.
[18] The Cure, « Just like heaven » (« Comme le Paradis » 3’32), Robert Smith/ The Cure, extrait de l’album Kiss me, kiss me, kiss me, Fiction Records, 1987.
[19] Extraits du « Rêve du jaguar » de Charles Leconte de Lisle (Poèmes barbares, 1862), de « La Chevelure » de Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal, 1861), de « Femme noire » de Léopold Sédar Senghor (Chants d’ombre, 1945).
[20] Série télévisée d’animation franco-japonaise créée par Jean Chalopin, Mitsuru Kaneko, Mitsuru Majima et Soji Yoshikawa, diffusée en France dans l’émission Récré A2 sur Antenne 2 du 28 septembre 1983 au 18 juillet 1984.
[21] Henri Stierlin, L’Art inca et ses origines : de Valdivia à Machu Picchu, Seuil, 1983.

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