Naissance du roman: le Moyen Âge (suite)


5. Du roman en vers au roman en prose : Le cycle du Graal (début du XIIIe siècle)



Les continuateurs de Chrétien de Troyes:


Dans son dernier roman, Le Conte du Graal, Chrétien de Troyes frayait à la chevalerie une voie nouvelle. Mais l’œuvre inachevée n’offrait qu’une signification incertaine. Divers continuateurs s’efforcèrent de mener l’œuvre à son terme.

Robert de Boron, à la fin du XIIe siècle, fit définitivement évoluer le sens de la légende utilisée par Chrétien en précisant sa valeur religieuse. Il développe en effet le motif du mystérieux saint Graal, qu’il identifie au plat dont s’est servi le Christ lors de la Cène et dans lequel Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Crucifié. Dans Merlin, où il rend compte de la création de la Table Ronde, Boron parachève la synthèse entre les thèmes chrétiens et les mythes celtiques, entre l’univers évangélique et le monde arthurien.
Une nouvelle étape, dont l’importance esthétique est considérable, est franchie lorsqu'au début du XIIIe siècle, on récrit en prose les œuvres en vers de Robert de Boron. On aboutit alors à la constitution d’un véritable cycle unifiant des données disparates dans un mythe cohérent.

Le « Lancelot Graal »:

Cette véritable somme spirituelle développe la biographie de Lancelot amorcée dans Le Chevalier de la charrette de Chrétien en y adjoignant le mythe du Graal dont la portée mystique était désormais fixée.

Ce vaste ensemble en prose se divise en cinq parties :
Les deux premiers romans, L’Histoire du Saint Graal et Merlin reprennent en les développant les données apportées par Robert de Boron.

Lancelot retrace la brillante carrière du jeune chevalier et pourrait apparaître comme l’apologie courtoise de l’amour du parfait chevalier pour sa dame, l’illustration exemplaire des valeurs mondaines de la chevalerie.
Mais La Queste del Saint Graal, qui suit le Lancelot, ruine les valeurs que ce roman exaltait. Tout en reprenant les données de la légende arthurienne, ce récit s’inspire de l’idéologie monastique qui veut faire du Christ le modèle de l’homme. Il ne s’agit même plus de concilier les valeurs chevaleresques et courtoises avec les valeurs religieuses, mais bien d’exalter celles-ci pour condamner celles-là. La leçon que Lancelot reçoit d’un ermite montre bien que la prouesse est vaine si elle n’est pas soutenue par la grâce.


La mort d'Arthur illustrée par James Archer (1823-1904)
Le dernier ouvrage du cycle, La Mort le roi Artu (la mort du roi Arthur) nous ramène dans un monde aux dimensions humaines, trop humaines. Sombre roman, ce « crépuscule des héros » – pour reprendre la belle formule de Jean Frappier –, bien qu’il relate la disparition de l’idéal univers arthurien, n’est pas désespéré. Il est l’épilogue sage d’un cycle romanesque qui, après avoir illustré l’idéal courtois (Lancelot), désigne aux hommes un chemin presque impraticable de perfection ascétique (La Quête du Graal) et propose finalement une leçon réaliste qui condamne le péché mais n’exclut pas la grâce.
L’ensemble des œuvres du cycle apparaît donc extrêmement cohérent, et s’il est difficile d’admettre qu’il est dû à un auteur unique, on peut admettre avec Jean Frappier qu’il a été constitué entre 1215 et 1230 par une équipe obéissant aux volontés d’un « architecte » unique.


On ne peut méconnaître la grandeur de l’entreprise qui a rassemblé la vaste matière de Bretagne autour des thèmes essentiels de la culture médiévale : la prouesse, la courtoisie, la foi.

Avec le Lancelot Graal s’achève pour un temps la grande création romanesque. Non que le genre tombe en défaveur, bien au contraire, mais, de remaniements en remaniements, les grandes œuvres s’altèrent, perdent leurs forces. Le Tristan en prose de la deuxième moitié du XIIIe siècle témoigne de cette décadence. Après 1250, aucun chef-d’œuvre ne vient rompre la monotonie des remaniements ou de romans divers, plus sensibles aux prestiges souvent faciles de l’aventure qu’à l’approfondissement des grandes doctrines morales. Dans ce « paysage » littéraire, le Roman de la Rose est une exception qui mérite une étude particulière.


6. Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meung et l'écriture allégorique

Roman de la Rose: l'Amour mène la danse
Couler les motifs clés de la lyrique courtoise dans une trame romanesque, ressourcer l'écriture à la seule vérité d'un désir révélé par un songe, détourner les procédures et les mises en scène de l'écriture allégorique pour fonder la valeur exemplaire d'une quête érotique, telles furent sans doute quelques-unes des ambitions de Guillaume de Lorris, qui composa vers 1225-1230 son Roman de la Rose.

Avant Guillaume de Lorris (et après), l'écriture allégorique, c’est-à-dire une écriture qui distingue explicitement la lettre du texte (le sens littéral, apert, évident) de sa senefiance (le sens caché, covert) que l'auteur y a encodée et que le lecteur doit décrypter, est bien attestée en langue vernaculaire. Les écrivains et les lecteurs sont donc habitués à un mode d'approche psychologique qui passe par la personnification des sentiments, des pulsions affectives.



Mais l'originalité de Lorris est d'abord d'avoir transplanté les procédés et figures allégoriques dans un espace courtois, où se déroulent la quête toute profane du rêveur/de l'amant, la révélation progressive des mystères de l'amour, de ses joies, de ses douleurs. Vices et vertus, brillamment décrits, sont d'autre part redistribués, voire inventés, en fonction de l'éthique courtoise, d'une morale de l'amour, tandis que les réactions de la Rose/de la jeune fille sont elles aussi personnifiées et étroitement intégrées à l'action.




Vers 1268-1282, Jean de Meung a ajouté une suite d'environ 18 000 vers au récit de Guillaume de Lorris. Cette suite reprend le montage allégorique et le schéma général du premier roman et mène à son terme la quête de la Rose. L'œuvre de Jean de Meung est d'abord une relecture critique du récit de Guillaume de Lorris : elle souligne et dénonce les impasses de la fin'amor. D'une manière plus générale, le texte de Jean de Meung, ce texte qu'il qualifie lui-même de « Miroir aux Amoureux », se présente simultanément :

Jean de Meung vers 1450
  • comme un poème scientifique et philosophique dans lequel l'amour, les relations entre les sexes sont à la fois le point de départ et le principe directeur de la réflexion.
  • comme une œuvre qui fait une large place à la satire traditionnelle (la satire des femmes) et à la polémique plus engagée (satire des moines-mendiants)
  • comme une somme didactique qui intègre de larges pans d'un savoir livresque mais axé sur la connaissance des phénomènes naturels, de l'univers sensible.
La narration proprement dite passe au second plan.

Développements philosophiques, arts d'aimer perfides et tirades misogynes à l'excessive agressivité convergent pour réhabiliter et exalter la dimension physique de l'amour, principe, élan vital en parfaite symbiose avec les lois de la Nature.

Christine de Pisan
Le succès et l'influence du Roman de la Rose ont été durables et profonds. Au tout début du XVe siècle, l'antiféminisme de Jean de Meung est dénoncé par Christine de Pisan. La longue Querelle du Roman de la Rose oppose ainsi les détracteurs de Jean de Meung, Christine soutenue par Jean Gerson, qui mettent en évidence l'immoralité, le caractère pernicieux de l'œuvre, et ceux qui en admirent le style et en défendent la philosophie, Jean de Montreuil, Pierre et Gontier Col.

L'influence du roman a été également considérable sur le plan littéraire. Le cadre du songe autobiographique, l'espace du verger, la fontaine, la blessure, la prison d'Amour, le dieu et ses flèches reviennent avec prédilection dans la production poétique des XIVe et XVe siècles, tandis que les figures allégoriques deviennent le mode d'expression privilégié de la relation amoureuse et de ses nuances.
L'utilisation que fait le roman des mythes et figures mythiques de l'Antiquité se retrouve également dans la poésie postérieure.

D'une manière générale, l'allégorie s'impose dès la 2nde moitié du XIIIe siècle et plus encore aux XIVe et XVe siècles, voire au-delà, comme mode privilégié de la perception du monde et de l'expression littéraire. D'une production abondante, on retiendra plus particulièrement :
les textes qui se présentent comme la glose d'un texte antérieur dont ils « révéleraient » le sens caché.
les textes qui adoptent le cadre du songe autobiographique pour retracer des voyages dans l'au-delà, des itinéraires de l'âme humaine.


7. La littérature comique et satirique

Le Roman de Renart :


Renart et les jambons
On appelle Roman de Renart un recueil de 26 contes ou « branches », fort divers voire contradictoires, sans liaison organique ni unité de ton, qui ont été écrits de 1174 à 1250 par une vingtaine d'auteurs très différents par leur personnalité, leur talent, leur goût, leurs préoccupations. Cet ensemble, au moins pour les branches anciennes, est cependant fondé sur le principe de la « série » :
  • reconduction d'une structure narrative où domine le « bon tour » ;
  • récurrence des mêmes personnages répartis entre opposants et adjuvants du goupil ;
  • omniprésence exaltée, admise ou rejetée par les conteurs, de la guile, la capacité du protagoniste, Renart, à manier la ruse et à manipuler ses victimes.

Les plus anciennes branches posent le thème principal en faisant de Renart celui en qui s'incarne une faim dévorante et un désir protéiforme de séduction et de jouissance. Elles racontent les manœuvres déceptives de Renart face aux autres animaux et surtout l'origine de la guerre entre le goupil et le loup Ysengrin dont la cause est le viol de la louve par Renart.

Le procès de Renart
Composée par des clercs qui connaissent bien les textes et traditions latines et médio-latines utilisant les fables animales, ces récits sont aussi bien souvent une parodie concertée de la chanson de geste, du roman courtois, des Tristan ou réutilisent ironiquement l'éthique courtoise, l'idéologie de la croisade, les procédures des débats juridiques, les rituels religieux, etc. Mais l'intérêt des branches les mieux venues tient aussi à l'équilibre/décalage qu'elles ménagent entre la réalité animale et les comportements humains, et à la représentation d'une vie quotidienne des animaux et des hommes. A bien des égards, ces récits sont une satire plus ou moins violente de la société médiévale, satire qui atteint toutes les couches sociales (le roi lui-même n'est pas épargné).

Les fabliaux:

Le corpus des fabliaux comprend environ 160 textes, attribués ou anonymes, composés de la fin du XIIe siècle au milieu du XIVe siècle.

Beaucoup de ces textes se situent dans la France du Nord. Compte tenu de la grande diversité des sujets et de la tonalité dans laquelle ils sont traités, de la complexité plus ou moins grande de la structure narrative, du degré de maîtrise stylistique, etc., il est difficile de donner du fabliau une définition qui englobe tous les textes ainsi qualifiés (par leurs auteurs, dans les manuscrits). On peut cependant noter quelques caractéristiques récurrentes :
  • L'ancrage des récits dans un espace-temps quotidien (et bien souvent dans un milieu urbain).
  • La primauté de l'action/ de la narration sur d'autres types de discours.
  • Le plus souvent anonymes, les personnages sont caractérisés par leur statut social. A chaque statut correspond un comportement type.
  • Les sujets traités. En surface, ils sont très divers. Mais la situation type du fabliau est celle qui met en scène le « triangle érotique » mari, femme, amant et le cadre type est la cellule familiale, le couple, avec ou sans enfants, les serviteurs. Est en revanche très rare le merveilleux de type chrétien ou féerique.
  • la présence fréquente d'une moralité dans l'épilogue, qui reste bien souvent d'un caractère élémentaire et pragmatique, quand elle n'est pas en complet porte à faux avec la narration.
  • Le style. On parle souvent du ton trivial des fabliaux, lié moins aux sujets qu'ils traitent qu'au « milieu » dans lequel les auteurs situent leurs fables immémoriales. Mais nombre de fabliaux font un usage particulièrement habile des figures de rhétorique ou parodient avec astuce et humour les procédés d'écriture romanesque, épique et lyrique.
  • Faire rire en racontant avec verve des histoires par ailleurs banalisées reste sans aucun doute l'enjeu essentiel des fabliaux (même si parfois la sensibilité du lecteur actuel semble décalée par rapport à celle de l'auditoire médiéval). Mais à travers le motif insistant de l'adultère, le fabliau, « né » dans les centres urbains du Nord, se fait peut-être l'écho d'une réflexion qui parcourt tout le XIIIe siècle sur le pouvoir de l'argent et son influence grandissante sur les rapports sociaux et humains.

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