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| Siège de Constantinople (1453) |
L’expression Moyen Age désigne traditionnellement
une période intermédiaire qui sépare
l’Antiquité des Temps modernes. La tradition fait commencer cet âge en 476, lors de la chute du dernier
empereur romain d’Occident (Romulus Augustule), et le fait finir en 1453, quand les Turcs s’emparent de
Constantinople. Mais ces repères commodes (simplifiés en 500-1500) ne doivent
pas nous induire à considérer dix siècles comme un bloc homogène, absolument
distinct de ce qui le précède et le suit.
A l’époque où l’Empire s’effondre, le
christianisme a triomphé. Puissance
morale, il maintient une certaine unité contre la dislocation politique et le
morcellement territorial qui caractérisent une époque où le grand commerce
périclite et où l’administration impériale disparaît. Pendant tout le Moyen Age, le christianisme restera la force morale et
culturelle appliquée à maintenir une part essentielle de la culture antique et
à compenser les antagonismes nationaux. Mais la relative unité religieuse
de cette longue période ne peut cacher les évolutions, les heurts, qui
conduisent les historiens, et particulièrement ceux de la littérature, à
distinguer les moments divers d’une progression.
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| Féodalité: les trois ordres |
Laissant volontairement de côté ce que l’on peut
appeler le « haut Moyen Age » (de Clovis, roi des francs qui se
convertit au catholicisme en 496, à Charlemagne, empereur d’Occident en 800),
nous nous intéresserons plus particulièrement à l’âge féodal, du XIe
au XIIIe siècle : une
langue maîtrisée et enrichie permet alors d’exprimer et de favoriser les
conquêtes d’une civilisation sûre d’elle-même, fondée sur l’alliance de la foi
chrétienne, de l’idéal chevaleresque et des institutions de la féodalité. C’est
également à cette époque que va naître et s’épanouir le genre romanesque.
1. Étymologie du mot « roman »
Le mot « roman »
est issu d’un adverbe latin romanice, qui signifie « à la manière
des romains », « en langue romaine », dérivé lui-même d’un
adjectif classique romanus : « romain ».
Rome répandit
en effet dans toutes les provinces de son empire sa langue en même temps que le
nom attribué à ses citoyens, celui de Romanus. Les peuples conquis
adoptèrent ce nom, qui les distinguait des barbares, et la lingua romana
qu’ils déformèrent en l’adaptant à leurs propres habitudes articulatoires. C’est cette langue romaine déformée qui est
dite romanz en ancien français. Le
mot « roman » désigne alors tout écrit en langue vulgaire, et même
toutes traductions du latin en langue romane.
Mais, devant
la production littéraire croissante de récits et de contes, le mot prend
rapidement, au Moyen Age, une signification nouvelle et désigne toute œuvre narrative en vers (et, à partir
du XIIIe siècle, en prose) si :
- elle n’est pas destinée à être chantée (contrairement à la chanson de geste),
- elle est ample et procède d’un effort d’élaboration artistique dans la présentation du discours, des circonstances et des faits, drame ou aventure,
- elle met en scène des héros imaginaires dont la personnalité est présentée dans une part importante de leur vie.
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| Serment de Strasbourg en langue romane (14 février 842). |
La naissance du genre romanesque est donc
étroitement liée à l’histoire de la langue. En effet, tout au long du moyen
Age, le latin est la langue de l’Eglise et des clercs. Cependant,
parallèlement, la langue vulgaire, la lingua
romana (le romanz) s’impose.
C’est ainsi que le premier texte connu
écrit en roman apparaît au IXe
siècle. En effet, le Serment de Strasbourg, qui scelle
une alliance entre les petits-fils de Charlemagne, n’est pas rédigé en latin
mais en langue vulgaire. Désormais, des sermons, des actes officiels, des
chansons de geste, des vies de saints (hagiographies) seront écrits en roman
pour être compris du plus grand nombre.
2. Origine du roman : à la
croisée des genres
Un dérivé de l'épopée antique:
Selon Hegel[1], le roman est l' « épopée bourgeoise moderne ». Julia Kristeva y voit un « récit post-épique »[2]. Le théoricien de cette idée est Georg Lukacs[3].
Le roman serait un dérivé de l'épopée car, d'Aristote à Boileau, il ne figure pas
dans la poétique traditionnelle. Le genre est en effet apparu après la
conceptualisation sur laquelle se fonde la critique occidentale depuis la Grèce
antique. C'est donc le seul grand
« genre » théorisé a posteriori. Il est affranchi de règles prédéfinies et c'est ce
qui fait sa complexité et sa richesse – comme la multiplicité de ses emplois
« Nous considérons comme roman le récit
post-épique qui finit de se constituer en Europe vers la fin du Moyen Age avec
la dissolution de la dernière communauté européenne, à savoir l'unité médiévale
fondée sur l'économie naturelle fermée et dominée par le christianisme » (Julia
Kristeva).
« A chacun sa vérité. Le roman sonne le glas
de la vérité révélée; il annonce une sagesse liée à la relativité et à
l'incertitude. Pas de meilleur remède contre les fanatismes » (Michel Raimond)[4].
Chanson de geste et poésie lyrique:
Au XIIe siècle, l’évolution des mœurs
de la société féodale, le nouvel art de vivre des grandes cours seigneuriales
favorisent l’émergence, d’abord dans la France du Nord, d’un nouveau genre
littéraire : le roman, auquel on adjoint alors souvent l’adjectif
« courtois ». Cette appellation révèle les origines et l’esprit de
cette littérature nouvelle, mais elle ne doit pas nous cacher l’extrême variété
des thèmes, influences et intentions qui façonnèrent le roman médiéval, depuis
sa genèse, au milieu du XIIe siècle, jusqu’à son accomplissement, au
milieu du XIIIe. Suscité par
la société de cour, il répond aux aspirations d’une aristocratie raffinée,
disposant de loisirs, soucieuse d’encourager un art qui soit à la fois
l’expression embellie d’un idéal de vie et l’occasion d’une évasion par le rêve.
Le roman
courtois est à la croisée de deux genres, qui l’ont précédé et qui
continuent d’exister parallèlement à lui : la chanson de geste et la poésie lyrique, la « fin’amor » chantée par les
trouvères et les troubadours.
La
chanson de geste (XIe
- XIIIe siècles) : Le mot « geste » vient du latin gesta qui signifie « les choses
accomplies, les exploits ». La geste est ainsi le récit des faits d’armes
glorieux d’un roi ou de l’un de ses proches. Rivalisant avec les poèmes épiques
de l’antiquité, comme l’Iliade
d’Homère, la chanson de geste est un long poème narratif composé de laisses,
c’est-à-dire de strophes de longueur irrégulière utilisant le décasyllabe. Les
personnages, animés de passions extrêmes, expriment l’affrontement du Bien et
du Mal. Aux moments de joie et d’enthousiasme, succède l’expression de
l’angoisse et du désespoir, aux victoires triomphales s’opposent la défaite et
la résignation devant la mort. L’action dramatique fait se suivre une série de
tableaux, sur le modèle des vitraux des cathédrales gothiques. Les deux
chansons de geste les plus célèbres sont La Chanson de Roland (composée vers
1100) et La Chanson de Guillaume
(vers 1140), toutes deux anonymes.
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| Guillaume IX d'Aquitaine, le troubadour |
La poésie
lyrique aux XIIe et XIIIe siècles, la fin’amor : Cette nouvelle représentation poétique de l'amour a été reprise et
systématisée par les troubadours puis les trouvères sous les termes de fin'amor
ou amor cortés (courtois). On appelle
troubadours des poètes qui furent en même temps des musiciens, qui ont écrit
dans une forme littéraire de la langue d'oc et qui sont les fondateurs de la
poésie lyrique en langue vernaculaire. Leur
production s'étend de 1100 environ à la fin du XIIe siècle. La fin'amor est d'abord liée à un nouvel
idéal de société, la courtoisie. Source de toutes les vertus et de toutes les
morales, elle est surtout le principe créateur de l'écriture poétique et la
garantie de son excellence. L'amant s'y met au service d'une dame, devient son
homme-lige, s'engage à lui rester fidèle mais attend en échange le « guerredon » (la récompense) des
services rendus et implore, le cas échéant, sa « merci » (pitié, grâce, miséricorde). Fondée sur la nécessité
de l'obstacle, la fin’amor chante une
dame mariée, d'un rang plus élevé que l'amant, donc doublement inaccessible. Le
motif printanier (la reverdie), par
lequel débute souvent la canso
(chanson), lie de manière concrète le retour des forces vives de la nature au
renouveau du désir amoureux et au renouvellement de l'inspiration, dit
l'instant où la sensation vive s'impose et se transmute en création poétique. Troubadours
les plus célèbres : Guillaume IX
d’Aquitaine, Jaufré Rudel, Bernard de Ventadour.
Le roman des XIIe et XIIIe
siècles emprunte à ces deux genres des thèmes et des techniques mais en les
perfectionnant, en les adaptant à des exigences nouvelles. Il ne renie pas
la prouesse exaltée par les chansons
de geste, mais il la discipline en la faisant participer de qualités moins
rudes : l’amour chanté par la poésie lyrique, la générosité, la politesse
et l’élégance des mœurs. Dans un univers féerique favorisant la rêverie, le
roman peint avec exactitude le décor et les formes de la vie aristocratiques.
Ainsi les lecteurs se trouvent-ils agréablement dépaysés et justifiés dans leur
désir d’appartenir à une élite idéale. Sa forme même
fait du roman courtois un genre réservé à cette élite : à la psalmodie
publique des chansons de geste, succède la lecture
méditative, à la vigueur généreuse et simplificatrice, la nuance subtile, aux laisses assonancées, les couplets
d’octosyllabes à rimes plates qui annoncent la formule plus souple encore de la
prose, définitivement adoptée à la fin du XIIIe siècle.
3. Premiers pas du roman
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| Roman d'Alexandre (1185) |
Le roman antique:
Dans la genèse du roman courtois, une première série de créations s’impose par le succès qu’elle rencontra et par le témoignage qu’elle apporte sur le renouveau intellectuel de l’époque qui l’a suscité. Inspirés de l’histoire et des mythes gréco-latins, les romans « antiques » furent composés en langue vulgaire par des clercs cultivés qui surent trouver protection et encouragements dans les grandes cours seigneuriales. Le premier d’entre eux est le Roman d’Alexandre, remanié et augmenté plusieurs fois : à la fin du XIIe siècle, la version rédigée en vers de douze syllabes (d’où le nom d’« alexandrins » qui leur sera donné ultérieurement) est un vaste ensemble qui mêle à la description fabuleuse du monde de nombreux récits de batailles et des épisodes amoureux où le merveilleux païen tient une large place. Peu sensibles aux anachronismes, les clercs romanciers adaptent les légendes dont ils s’inspirent à la civilisation pour laquelle ils écrivent. Les héros « antiques » – tels l’empereur Alexandre, mais aussi Enée et tous les héros de la guerre de Troie – sont de preux chevaliers dont les exploits guerriers sont dignes des chansons de geste, tandis que leur conduite est celle d’aristocrates touchés par le nouvel art de vivre : élégante et fastueuse. Surtout, ils sont amoureux. Leur amour, pourtant, n’est pas la source de joie et de perfection que chantent troubadours et trouvères. Souvent fatal et désespéré, il voue les amants à la mort. Il n’en constitue pas moins, avec le merveilleux qui l’accompagne fréquemment, l’une des données nouvelles d’une littérature qui sert de transition entre les œuvres épiques dont elle se souvient et les romans proprement courtois qu’elle prépare par son esprit et par sa forme.
Car le roman
antique n’a pas seulement emprunté aux lettres anciennes des personnages et des
thèmes, mais des « recettes »
littéraires, tout un art du dialogue, du récit, de la description, de l’analyse
psychologique.
La matière de Bretagne:
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| Geoffroy de Monmouth écrivant |
A la même
époque existait un vaste ensemble
légendaire, la « matière de Bretagne » – c’est-à-dire de Grande
Bretagne – auquel les maîtres que sont
Marie de France, Béroul, Thomas et Chrétien de Troyes vont emprunter
l’essentiel de leurs sujets. En 1136,
Geoffroy de Monmouth, dans son Historia
Regum Britanniae, retrace l’histoire des rois bretons, descendants du
romain Brutus de Bretagne. Parmi ces personnages, plus légendaires
qu’historiques, le roi Arthur occupe
une place privilégiée. Sa valeur chevaleresque, sa générosité font de lui le
souverain d’une cour raffinée.
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| Roman de Brut de Wace: Arthur trouvant un géant en train de faire rôtir un cochon |
L’œuvre
de Geoffroy, malgré ses allures historiques, n’est qu’une mystification.
Elle fut « translatée » en français en 1155 et offerte à Aliénor
d’Aquitaine par un clerc normand, Wace,
sous le titre le Roman de Brut (Brutus). En plus de 15 000 octosyllabes, Wace transforme la pseudo-chronique en un
véritable roman. Il multiplie les descriptions et les analyses
psychologiques, il fait état de détails absents chez Geoffroy, telle l’institution de la Table Ronde qui réunit
dans une idéale égalité les plus éminents chevaliers d’Arthur, il souligne
les mœurs courtoises de la cour du grand roi où prouesse et amour sont les vertus complémentaires des parfaits
chevaliers.
Toutefois, ce
n’est pas seulement à son œuvre que les romanciers de la deuxième moitié du XIIe
siècle ont emprunté les sujets de leurs livres. Ils disposaient par ailleurs,
si l’on croit leurs témoignages concordants, d’un vaste répertoire de légendes, « fables » que répandaient les
conteurs bretons auxquels Wace lui-même fait allusion, non sans dédain. La
nature et l’origine de ces fables, les conditions de leur diffusion – sans
doute orale et écrite – assurée par des jongleurs venant de Grande Bretagne ou
d’Armorique sont l’objets de vifs débats entre spécialistes. Une chose est
sûre : la mythologie celtique
offrait aux romanciers un univers féerique propice aux aventures merveilleuses,
la trame et les héros de ces aventures. Mais ils ont traité cette matière avec
lucidité, l’interprétant de façon très personnelle, l’adaptant à l’idéal de
leurs lecteurs.
Tristan et Iseut:
Les
amours légendaires de Tristan et d'Iseut ont fait l'objet, au XIIe
siècle, de plusieurs mises en œuvre littéraires. Certaines sont perdues. Des
versions complètes composées par Thomas
et par Béroul, il ne nous reste que
des fragments. Ont été conservés
trois récits brefs, les Folies de
Berne, d'Oxford, et le Lai du
Chèvrefeuille de Marie de France.
A la fin du XIXe siècle, Joseph Bédier a reconstitué
l’histoire complète qui est devenue la version que les lecteurs non
spécialistes connaissent.
Fascination
sur l'imaginaire médiéval, réécriture et « retours » sur le problème
et le scandale qu'est le sujet du Tristan
: l'histoire tragique d'un couple contraint à un amour coupable et
reconnaissant son impuissance à maîtriser les pulsions du désir (le philtre).
La genèse
et la diffusion de la légende reste assez obscures. On a pu établir des
rapprochements assez précis avec le
roman persan de Wîs et Râmîn.
Mais des liens incontestables rattachent
avant tout la légende de Tristan à la
« matière de Bretagne ». On a en effet relevé des analogies
frappantes entre le Tristan et
certaines sagas irlandaises, tandis
que de brefs textes gallois (les triades)
citent et lient Tristan, Iseut, Marc et Arthur. Les récits se déroulent dans l'espace celtique et l'on peut
supposer que c'est en Cornouailles
que s'est élaborée la majeure partie de la légende.
Le
fragment de Béroul (4500 vers
environ), écrit vers 1160, découpe
dans la trame narrative des séquences qui correspondent aux moments clés de
l'histoire des amants. L'unité de
l'ensemble est assurée par la présence insistante du narrateur, qui
commente les faits pour son public et en oriente la signification. Béroul se range du côté des amants : il
déplore leurs tourments, mais aussi l'amour qui les lie. Son récit est une interrogation inquiète sur la place de
l'amour, du désir dans la société.
Les
fragments (un peu + de 3000 vers) qui nous restent du récit de Thomas (vers 1175) privilégient l'analyse du sentiment amoureux,
l'introspection, la plainte lyrique. L'action, très réduite, y est
étroitement subordonnée aux pulsions affectives des personnages. C'est en ce
sens que l'on peut qualifier de courtois, voire de lyrique, un texte qui est
souvent comme la lyrique occitane, méditation douloureuse sur la nature de
l'amour, ses joies et surtout ses douleurs. Par rapport à Béroul, Thomas donne à ses héros, à leur cadre de vie,
une dimension « courtoise ». Destiné à tous les amants, quelle
que soit la manière dont ils vivent l'amour, le récit de Thomas, tel que le
définit l'épilogue, se veut d'abord réconfort
contre les souffrances qu'engendre l'amour. Il s’agit d’un texte exemplaire où l'on apprend à fuir les
pièges et les ruses (les engins) du
désir.
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| Marie de France |
Une même
structure fondée sur le déroulement de la vie du héros donne sa durée propre et
organise les récits de Thomas et de Béroul. Partant d'une donnée commune, les Folies substituent à un récit linéaire
l'évocation discontinue d'instants privilégiés, l'ordre du discours n'obéissant
ici qu'aux retours compulsifs du souvenir érotique.
Le Lai
du Chèvrefeuille de Marie de France – la plus ancienne femme de lettres
de notre littérature – conte lui aussi un retour du héros auprès d'Iseut et une
brève rencontre du couple. Le bâton de coudrier où s'enlace le chèvrefeuille,
où Tristan grave son nom, est le médiateur de cette rencontre.
4. Chrétien de Troyes et le roman arthurien
Chrétien de
Troyes (1135 ? – 1190 ?) est l’un des écrivains qui a le plus fait
pour que le mot roman évolue vers sa signification actuelle. On ne connaît
cependant presque rien de sa vie, si ce n’est quelques éléments permettant
d’ébaucher une rapide présentation de l’écrivain.
Son surnom, « de Troyes »,
indique une origine champenoise. Chrétien a été en relation avec la cour de Champagne (Le Chevalier de la charrette est une commande
de Marie de Champagne, fille d’Aliénor d’aquitaine, qui a joué, comme sa mère,
un rôle important dans le développement et le rayonnement culturels de la
France du Nord). Chrétien de Troyes est un lettré, un clerc qui maîtrisait
parfaitement la rhétorique, la dialectique, la grammaire, mais aussi la culture
antique. On a conservé de lui cinq romans : Erec et Enide (vers
1165), Cligès (1176), le Chevalier de la Charrette et le Chevalier au Lion (tous
deux environ 1171 ou 1181), le Conte de Graal (commencé vers
1180 ou 1181), le plus long des romans de Chrétien resté inachevé sans doute à
cause de la mort de l'écrivain.
La liste de
ses œuvres, que Chrétien donne au début du Cligès,
nous apprend qu'il a commencé sa carrière en sacrifiant à la mode des romans
antiques et en composant des adaptations d'Ovide. A partir d'Erec et
Enide, le premier roman du cycle arthurien, la « matière de
Bretagne » devient le matériau narratif qu'utilise presque exclusivement
Chrétien.
Mais une
source écrite importante est le Brut
de Wace et la chronique qu'il donne du règne d'Arthur. C'est à Wace en effet
que Chrétien reprend ses héros de référence. Mais, par rapport à lui et aux
auteurs de romans antiques, l'originalité
de Chrétien est déjà dans les modes de structuration de l'espace, du temps, du
matériau narratif qu'il invente :
- Au retour d'un même espace-temps est liée une pratique : le retour des personnages.
- Le devenir ultérieur de la narration est fonction du déplacement dans l'espace du héros (Chrétien invente le type romanesque du « chevalier errant »). Cet espace peut être l'Autre Monde des traditions celtiques, mais, plus souvent, un espace autre, indécis, envahi par la forêt, coupé d'eaux périlleuses et qui cerne dangereusement la cour d'Arthur. Le cheminement du chevalier y est jalonné par la rencontre avec l'aventure, qui est d'abord signe d'élection : n'en trouve que celui qui en est digne. Elle est aussi le moyen, pour le chevalier, de mettre à l'épreuve et de faire la preuve de sa prouesse, de sa valeur, de trouver et de conquérir la femme qu'il désire. Mais l'aventure essentielle est celle qui le conduit à la connaissance de soi, que signifie la découverte de son nom, ignoré, masqué, oublié, qui dévoile l'être véritable du héros.
- Aucun des héros de Chrétien ne revient définitivement à la cour d'Arthur. Lancelot et Perceval, notamment, par leur incomplétude, par le mystère qui pèse sur leurs enfances, sur leurs origines et sur leur devenir, ont ouvert un nouvel espace-temps qui repousse les bornes du roman arthurien, qui appelle d'autres récits, des continuations et des continuateurs.
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| Perceval ou le Conte du Graal |
La place que
tient Chrétien dans la littérature médiévale, l'influence qu'il a exercée sur
les romanciers du XIIIe siècle, doivent beaucoup sans doute à sa
richesse inventive, à cette perpétuelle
création de formes et de « possibles narratifs » qui viennent
bousculer l'ordonnance un peu raide du roman antique et de la chronique. Mais
Chrétien de Troyes est aussi un grand écrivain qui a introduit un ton et un
rythme neufs dans l'écriture romanesque : son art elliptique (peu de descriptions) et son écriture ambiguë, qui sont pour beaucoup dans la séduction
qu'exerce l'œuvre, rendent souvent difficile l'interprétation des textes,
permettant une superposition, sans doute voulue, des lectures, des sens
qu'autorisent déjà les réactions et les partis pris divergents des
continuateurs de Chrétien.
Destinés au
public aristocratique des cours, à la classe chevaleresque, tous les romans de
Chrétien font une place essentielle à l'amour dans sa relation à la prouesse
guerrière. Le désir amoureux, source de toutes les vertus, peut et doit se
concilier avec les exigences de la vie chevaleresque et l'ouverture au monde
qu'elle requiert.
A suivre...













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